Face aux pressions de la « communauté internationale », la junte militaire birmane s’est engagée à rétablir la démocratie. En septembre 1988, un coup d’Etat militaire avait suspendu la Constitution qui régissait le pays depuis 1974. Deux ans après, la junte refusait de reconnaître les résultats des élections qu’elle venait de perdre. Depuis, elle a néanmoins promis une démocratisation, avançant pour ce faire une « feuille de route » (road map) élaborée par le général Khin Nyunt, chef des puissants services de renseignement devenu premier ministre en 2003...
Ce plan prévoyait, certes, la tenue d’une Convention nationale chargée de rédiger une nouvelle Constitution, mais la composition de cette structure — des délégués majoritairement désignés par le pouvoir — poussa l’opposition démocratique à la boycotter. Sur ces entrefaites, le général Khin Nyunt fut écarté du gouvernement, en octobre 2004, par ses deux principaux adversaires, les généraux Than Shwe et Maung Aye, pour des raisons de rivalité et d’ambition personnelles. Le Conseil d’Etat pour la paix et le développement (State Peace and Development Council, SPDC), organe décisionnel de la dictature, se débarrassa ainsi d’un homme qui, grâce aux ramifications de ses nombreux réseaux, représentait un véritable Etat dans l’Etat ; et, comme tous ses prédécesseurs ayant connu pareil sort, on l’accusa de corruption, de trafic d’influence et d’affairisme.
Cependant, pas plus les recompositions successives du SPDC — sous l’effet des purges opérées par ses factions concurrentes — que l’élimination de M. Khin Nyunt et le démantèlement de ses services secrets n’enterrèrent la « feuille de route ». Et pas davantage le transfert en novembre 2005 de la capitale administrative de Rangoun vers Naypyidaw, au centre du pays. La nouvelle Constitution fut finalement approuvée en mai 2008 par un référendum placé sous le contrôle exclusif du SPDC.
Quelques jours auparavant, le cyclone Nargis avait ravagé le sud de la Birmanie (Myanmar), touchant principalement le delta de l’Irrawaddy, son grenier à riz traditionnel ; mais, en dépit de dégâts considérables doublés d’un terrible bilan humain — plus de quatre-vingt mille morts et cinquante mille disparus —, M. Than Shwe avait maintenu la consultation électorale, hormis dans quelques zones dévastées. Il voulait ainsi montrer son indifférence à l’égard de l’opprobre international — sans parler de son parfait mépris pour la population —, et plus encore sa détermination : rien n’arrêterait le processus de démocratie « encadrée » destiné à légitimer le pouvoir en place.
Mme Aung San Suu Kyi mise à l’écart
Les élections qui doivent avoir lieu en 2010 sont censées clore la période de « transition » commencée après le scrutin de 1990, largement gagné par la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et ses alliés. Au cours de ces deux décennies, Mme Aung San Suu Kyi, secrétaire générale de la LND, devenue une figure emblématique pour une large fraction de la population, a passé quatorze ans en résidence surveillée. La très bizarre intrusion d’un visiteur américain dans sa maison, en avril 2009, a fourni à la junte le prétexte pour prolonger cette mesure de dix-huit mois.
Mme Suu Kyi a incité son mouvement à rejeter un processus électoral biaisé et à exiger l’amendement de la Constitution — une attitude à laquelle l’opposition s’est d’abord ralliée dans son ensemble. Seules quelques voix au sein du Committee Representing the People’s Parliament (CRPP) [1] — notamment celle de son secrétaire général Aye Thar Aung —, mais aussi dans la LND, se sont élevées pour inciter à aller voter, sans y appeler au nom d’une organisation. Ils entendent défier les militaires sur leur propre terrain.
Néanmoins, si nul ne se fait d’illusions sur un scrutin qui, comme le récent référendum, aura des résultats dignes de tout régime totalitaire, l’idée d’y participer gagne du terrain dans l’opposition, en particulier dans la LND et au Conseil des minorités ethniques (Ethnic Nationalities Council, ENC), qui rassemble des minorités de toutes tendances — le seul frein étant l’absence d’informations concernant la procédure électorale à suivre. A quelques mois de l’échéance, la junte n’a en effet rendu publique aucune de ses modalités, tant pour l’inscription des partis et de leurs candidats que pour le déroulement et le contrôle du vote.
Quant au texte de la nouvelle Constitution, il n’a été que fort peu diffusé : seuls quelques exemplaires, payants, ont été mis sur le marché à Rangoun depuis le mois de février 2009. Or, parmi ses dispositions, figurent l’interdiction pour toute personne entretenant des rapports avec l’étranger d’être candidate à une élection, ainsi que la prédominance de l’armée, son commandant en chef ayant le pouvoir de dissoudre le Parlement face à tout événement pouvant représenter une menace pour la sécurité ou l’intégrité du pays. Cette dernière disposition a comme conséquence de dissocier les rôles de président et de chef des armées, bien que cela ne satisfasse guère M. Than Shwe lui-même : cumulant actuellement les deux fonctions, il aurait préféré le statu quo.
Mais beaucoup d’autres généraux bénéficiant d’une certaine ancienneté manifestent de la rancœur vis-à-vis du SPDC devant l’obligation qui leur est faite d’abandonner l’uniforme pour se consacrer à la vie politique. Car, en siégeant au Parlement, et davantage encore dans une simple institution régionale, ils perdront les pouvoirs et privilèges que leur confère aujourd’hui leur commandement. De plus, ils savent qu’ils ne « récupéreront » pas tous un siège au Conseil national de la sécurité et de la défense (CNSD) censé remplacer le SPDC : non seulement ils seront en perte de vitesse, mais ce sera à l’avantage de leurs cadets dans l’armée.
Pour faire face à pareille grogne, M. Than Shwe a demandé à plusieurs de ses fidèles de quitter leur poste — histoire de donner l’exemple. Huit ministres, dont celui des forêts, le général Thein Aung, et celui de l’industrie, le général Aung Thaung — qui participa activement à la répression des manifestations des moines bouddhistes en septembre 2007 —, devraient ainsi démissionner. Tout comme le maire de Rangoun, le général Aung Thein Linn, qui y mit à genoux les bonzeries les plus engagées dans la lutte et y cassa les manifestations.
Le futur Parlement, bicaméral, comprendra six cent soixante-quatre représentants, dont un quart de militaires nommés. Cependant, le CNSD, qui aura la haute main sur les destinées du pays, ne comptera que onze membres : le président et ses deux vice-présidents, le commandant en chef des armées et son second, ainsi qu’une poignée de ministres (des ex-généraux principalement) chargés de l’intérieur, des affaires étrangères, de la défense, des finances, des régions frontalières et des forêts. Et, si les deux Chambres désigneront le président de la République, celui-ci sera forcément le chef des armées, qu’il soit en exercice — il devra alors abandonner son poste — ou qu’il l’ait été dans le passé. Enfin, sur les deux vice-présidents également nommés par les Chambres, l’un devra être issu des minorités ethniques.
Par cette dernière disposition, la dictature birmane admet l’importance de ces minorités (lire ci-dessous « Plus de cent trente minorités » et Philippe Rekacewicz, « Dans Libération une carte originale de Birmanie », Les blogs du « Diplo », 9 octobre 2009) ; mais elle n’en continue pas moins de chercher par tous les moyens à freiner leur influence politique ; on l’a bien vu au cours des multiples séances de la Convention nationale, où toutes les demandes formulées par des représentants de ces minorités ont été systématiquement rejetées.
Incidents à la frontière
Toutefois, la junte a besoin de structures politiques qui la représentent aux élections pour gagner en crédibilité vis-à-vis de l’opinion internationale. Au début des années 1990, M. Than Shwe créa à cette fin une organisation de masse, l’Union Solidarity and Development Association (USDA). Aujourd’hui, cet ex-chef des services d’action psychologique a parfaitement compris qu’il n’y avait rien de mieux que des partis représentant les minorités ethniques, longtemps en guerre contre le pouvoir central, pour servir de faire-valoir à une légitimité démocratique.
En attendant, comme la nouvelle Constitution n’attribue aux « régions spéciales » n°s 1, 2 et 4 — les territoires des minorités ethniques limitrophes de la Chine — qu’un statut de division régionale à administration autonome (Self-Administrated Division, SAD), la situation s’est tendue le long de la « frontière intérieure » qui sépare deux d’entre elles, les régions n°s 2 et 4, du reste de la Birmanie.
En 1989, après l’implosion du Parti communiste birman (PCB), qui était soutenu par la Chine et dont les troupes étaient constituées de montagnards appartenant à des minorités, des cessez-le-feu ont été négociés par la junte à l’initiative du général Khin Nyunt. Sur le thème du retour dans la communauté nationale, ces groupes se sont vu proposer de conserver leurs armes et de gérer librement leurs zones d’implantation géographique, les fameuses « régions spéciales »... jusqu’au terme d’une procédure négociée où, en échange de la paix, ils déposeraient ces armes et créeraient leurs propres structures politiques.
Mais, au cours des dernières années, l’armée birmane — sous l’impulsion du général Maung Aye, viscéralement opposé à la politique des cessez-le-feu — n’a cessé d’exercer des pressions sur ces groupes pour qu’ils rendent leurs armes sans que rien ne leur soit donné en contrepartie.
Les incidents se sont multipliés depuis décembre 2008, l’armée birmane tentant d’enfoncer des coins entre ces zones géographiques pour les isoler. La réponse des Was de la région n° 2 a été immédiate : d’une part, l’envoi dans la région n° 4 de renforts de l’United Wa State Army (UWSA) aux groupes akhas, lahus et shans de M. Sai Lin, leur principal allié ; il s’agit d’assurer la défense de la ville de Mong La, carrefour stratégique de cette région ; d’autre part, l’instauration d’un couvre-feu pour le franchissement des rares ponts enjambant les rivières. De son côté, l’armée birmane a placé entre quatre mille et cinq mille soldats en bordure du fleuve Salween, et érigé des blockhaus sur les hauteurs dominant le pont de Tai Ping, sur la route de Mong La. Enfin, les troupes de M. Sai Lin ont creusé des tranchées et renforcé les points de contrôle.
Début 2009, la tension a monté. L’USWA a stoppé à Taweungieng, dans le secteur de Mong Hsu, la construction d’un pont sur la Salween qui devait faciliter l’accès au territoire wa ; et elle a infligé au pouvoir central un véritable camouflet en désarmant l’escorte de M. Ye Myint, le chef du renseignement militaire birman, alors que ce dernier se rendait en visite à Panghsang, le quartier général des Was.
L’armée birmane a continué ses démonstrations de force, dans l’est de l’Etat shan surtout, où le général Kyaw Phyo, responsable du commandement installé à Kengtung, a régulièrement fait sortir ses colonnes de blindés et son artillerie de fabrication chinoise. En avril, le SPDC a rappelé qu’avec la nouvelle Constitution toutes les forces armées seraient désormais placées sous l’autorité militaire birmane. Néanmoins, le général Ye Myint a proposé en juin aux ex-groupes communistes de se transformer en bataillons de gardes-frontières qu’encadreraient des officiers birmans. Devant leur refus massif, la junte ne pouvait accepter plus longtemps de perdre la face, et elle a trouvé sans difficulté un angle d’attaque en s’en prenant aux groupes chinois du Kokang, dans la région n° 1.
L’armée birmane était déjà présente, en raison des multiples querelles intestines qui opposent, depuis dix-huit ans, les nombreux chefs de clan dont les milices rassemblées constituaient la Myanmar National Democratic Alliance Army (MNDAA). La coalition des milices du Kokang a ainsi été dissoute à la fin août ; et on a assisté à la répétition des événements de 1993, avec le même dénouement : l’expulsion du dirigeant Pheung Kia Shin après la victoire de l’armée birmane. Sur cet « incident » limité, la Chine n’a pas bougé.
Tout dépend à présent de la ténacité dont feront preuve les généraux birmans à l’égard des autres groupes armés, et surtout des circonstances dans lesquelles se situera le prochain accrochage. La Shan State Army-South (SSA-S) du colonel Yord Serk, dont les sanctuaires et les camps sont appuyés à la frontière thaïlandaise, dans le sud de l’Etat shan, accélère le recrutement ainsi que la formation de ses cadres. Partageant avec l’opposition démocratique le rejet des prochaines élections, la résistance shan constitue la principale force armée encore en lutte contre la junte, et son influence s’est étendue aux deux tiers du territoire shan, où elle développe une intense propagande.
Toutefois, en dépit des fortes crispations, il n’est pas certain que la situation tourne à l’affrontement général : non seulement aucune des parties en présence n’a intérêt à jouer la carte du jusqu’au-boutisme, mais aussi et surtout le « grand frère » chinois ne laissera jamais se développer à sa porte un conflit qui nuirait à ses intérêts économiques et stratégiques, sans parler de son influence sur cette partie du monde. La Chine clame haut et fort qu’elle entend se garder de toute ingérence dans les affaires intérieures birmanes ; et, si elle soutient indirectement les minorités ethniques voisines, elle demeure le principal allié militaire, diplomatique et financier de la dictature birmane sur la scène internationale.
Elle joue donc un double jeu permanent entre le pouvoir de Naypyidaw et ces minorités, alimentant ou calmant les agacements des uns et des autres en fonction de ses propres impératifs du moment.
Pékin ne néglige aucun courant politique
Disposant d’un atout considérable — ses gisements de gaz offshore —, la Birmanie est devenue le principal débouché pour les exportations en provenance du Yunnan chinois. Elle offre également l’accès aux mers chaudes — sans avoir à se heurter au verrou maritime du détroit de Malacca —, une ouverture directe vers le Proche-Orient et son pétrole, et vers l’Afrique... Bien sûr, l’Inde lorgne également sur les ressources naturelles de la Birmanie, et sur le marché potentiel que celle-ci représente pour ses propres marchandises. Du reste, les généraux au pouvoir savent parfaitement jouer de la concurrence entre les puissances chinoise, indienne... et russe.
Pékin participe déjà beaucoup aux investissements, aux constructions d’infrastructures et aux programmes de développement agricole en Birmanie. Et, pour lutter contre le trafic de drogue qui les préoccupe, les autorités chinoises s’emploient, depuis trois ans, à y développer une culture de substitution. Afin de convaincre les populations locales d’arrêter le pavot à opium, elles ont profité de la déforestation dont souffrent les régions n°s 2 et 4 pour y introduire des plantations d’hévéas gérées par les compagnies gouvernementales du Yunnan, qui en ont le monopole, en s’engageant à acheter la récolte de latex dans sa totalité. Les habitants de villages entiers sont de ce fait mobilisés sur des milliers d’hectares, dans des montagnes où les jeunes hévéas sont visibles à perte de vue.
Cette abondante main-d’œuvre locale est cependant épaulée par des centaines, voire des milliers, de travailleurs chinois, que font venir notamment les sociétés Hong Yu et Nong Chang. On est loin de l’agriculture traditionnelle, car des méthodes d’arrosage automatique sophistiquées ont été introduites pour garantir la croissance des arbres et leur productivité : des tuyauteries alimentées par des pompes électriques puisent sur des centaines de kilomètres l’eau prélevée dans les rivières au fond des vallées. Mais nombreux sont les montagnards mécontents de voir les terres vendues à ces entreprises chinoises (dans la région n° 4, par exemple, si son dirigeant Sai Lin en possède la moitié, l’autre a été attribuée à la compagnie Hong Yu), alors qu’eux-mêmes sont réduits à être de simples ouvriers agricoles. D’autant que le programme de plantation sert à justifier une immigration chinoise sans cesse croissante dans l’Etat shan... et dans le reste de la Birmanie, y compris dans l’Etat karen.
La Chine ne s’arrête pas là. Elle inonde le marché birman de ses produits et en pille sans vergogne les matières premières. Les exportations de teck, qui avaient été interdites, ont recommencé dès 2008 depuis l’Etat kachin ; de même, le charbon tiré des gisements de houille mis au jour ces dernières années dans l’Etat shan part massivement vers la Chine. Cette dernière investit également dans nombre de barrages hydroélectriques, en particulier dans les Etats kachin, shan et karen ; elle n’hésite pas à se substituer à la Thaïlande lorsque celle-ci (à cause de contraintes budgétaires résultant de la crise économique mondiale) se désengage de certains projets, tel le barrage de Ta Sang sur le fleuve Salween.
Dans l’optique de s’assurer d’abondantes réserves énergétiques, enfin, Pékin a tout mis en œuvre, en 2005, pour arracher aux Indiens le gaz birman et projette maintenant de construire un gazoduc ainsi qu’un oléoduc qui amèneront ce gaz et le pétrole, depuis les terminaux installés dans le port en eau profonde de Kyaupkyu, sur l’île de Ramree au large de l’Etat rakhine (ou d’Arakan), jusqu’à Kunming, au Yunnan, dès 2012.
Son pragmatisme comme sa vision à long terme incitent l’Etat chinois à ne négliger aucun courant politique en Birmanie, afin de pouvoir s’adapter au moindre changement de régime. Il n’hésite donc plus à envoyer ses émissaires à la rencontre des différentes tendances de l’opposition démocratique et des minorités ethniques, au lieu de recevoir simplement leurs délégations. Et, tout en maintenant une relation privilégiée avec les principaux groupes qui ont signé le cessez-le-feu, il a récemment manifesté son intérêt à la résistance armée shan [2].
Désormais, la Chine prend en compte les minorités ethniques, mais pour d’autres raisons et d’autres objectifs que la dictature birmane. Pour cette dernière, le paradoxe est patent : elle ne veut toujours pas entendre parler d’indépendance ni même d’une autonomie plus grande de leurs territoires, mais elle n’a jamais eu autant besoin de ces minorités pour légitimer son maintien au pouvoir.
Selon un responsable de l’opposition démocratique disposant de sources proches du pouvoir, l’équipe qui doit sortir des élections en 2010 serait déjà arrêtée : le général Than Shwe deviendrait le futur président, avec pour vice-présidents deux de ses principaux soutiens, l’ex-ministre de l’industrie Aung Thaung et le dirigeant le plus charismatique de la minorité pao, M. Aung Kham Hti [3]. Quant au numéro deux actuel, le général Maung Aye, il serait nommé chef des armées et assisté par le général Thura Shwe Mann, un fidèle de M. Than Shwe, souvent cité comme son futur successeur. Si ce scénario se réalisait, la junte y gagnerait à la fois la stabilité de l’armée et le renforcement de sa propre position à la tête du pays.
André et Louis Boucaud
Plus de cent trente minorités
A côté de l’ethnie majoritaire birmane (68 %), la Birmanie compte plus de cent trente minorités ethniques, qui vivent surtout dans les sept Etats périphériques chin, kachin, karen, karenni, mon, rakhine (ou d’Arakan) et shan. Les Shans (9 %) sont les plus nombreux ; viennent ensuite les Karens (7 %), les Arakans (4 %), les Kachins (4 %), les Mons (3 %)... auxquels il faut ajouter un million et demi de Chinois, dont cent cinquante mille dans le Kokang, et huit cent mille Indiens. La « birmanisation » forcée s’est traduite par le refus opposé aux ethnies minoritaires que soit enseignée leur propre langue, par l’interdiction de leurs traditions culturelles, et même par la destruction d’édifices tels que le palais de l’ex-prince de Kengtung, symbole de la puissance politique des Shans. La guerre civile qui sévit, depuis 1948 pour la révolte la plus ancienne, dans les régions périphériques en a découlé.
Elle a pris un nouveau tour après l’implosion du Parti communiste birman (PCB), en 1989, et la création de groupes sur une base ethnique. Sous l’action conjointe de la corruption et de la contrainte, plusieurs d’entre eux ont éclaté ou capitulé. La puissante organisation kachin (Kachin Independence Organization, KIO) s’est ainsi littéralement disloquée, tandis que les plus faibles, les Palaungs et certains Paos, se sont rendus. Aujourd’hui, les Kachins ont annoncé qu’ils participeraient aux élections de 2010. Aux trois derniers groupes qui se battent encore — les Karens, les Karennis et les Shans de la Shan State Army - South (SSA-S), le général Maung Aye n’offre qu’une solution, celle d’une reddition sans conditions.
Très différent a été le problème posé au pouvoir birman par les groupes issus de l’ex-PCB dont les territoires sont adossés à la frontière chinoise — une zone où a de plus immigré, principalement dans les agglomérations, une très grosse communauté chinoise. Les groupes des Chinois du Kokang, qui vivent dans la région n° 1, et ceux des Akhas, des Lahus et des Shans, que dirige un ex-officier de l’Armée populaire chinoise, M. Lin Ming Shin alias Sai Lin, dans la région n° 4, alignent ensemble entre trois mille et quatre mille hommes. Mais, dans la région n° 2, l’United Wa State Army (UWSA) de M. Pao Yo Chang est plus puissante — elle compte près de vingt mille soldats réguliers et plusieurs milliers de paysans en armes dans les milices villageoises d’autodéfense —, et elle a aussi « colonisé » des terres dans le sud de l’Etat shan, à proximité de la Thaïlande.
Dans ces territoires à proximité de la Chine, aucun groupe n’accepte de déposer ses armes. Se moquant bien des élections birmanes, tous réclament ce que le pouvoir central refuse de leur accorder : une vraie autonomie.
André et Louis Boucaud
Duperies cartographiques : Dans Libération, une carte originale de Birmanie
vendredi 9 octobre 2009
Pour voir la reproduction des cartes mentionnées dans cet article, se reporter à l’original :
http://blog.mondediplo.net/2009-10-09-Dans-Liberation-une-carte-originale-de-Birmanie
Le quotidien français Libération a publié en pleine page, dans son édition du 7 octobre, une très belle carte de la Birmanie figurant la mosaïque des peuples. L’objet est élégant et le design recherché. De quoi vous réconcilier avec la presse. Mais hélas...
Alors que nous mettons une dernière main à la grande carte de la Birmanie pour le prochain numéro du Monde diplomatique (novembre 2009), et tout à la recherche de données pertinentes sur une réalité de terrain fort complexe, nous apprenons que Libération vient d’en publier une, sur toute la hauteur d’une page.
Carte publiée par Libération le 7 octobre.
Très joliment réalisée, la carte de Libération s’avère — à y regarder de plus près — n’être qu’un simple décalque [1] d’une carte des groupes ethno-linguistiques de Birmanie publiée il y a... trente-sept ans, en 1972.
Carte de 1972, diffusée sur Internet par la bibliothèque Perry-Castañeda de l’université du Texas
Les « auteurs » de la carte publiée par Libération ont pris soin de citer leurs sources : « CIA, bibliothèque universitaire du Texas. » C’est correct, mais terriblement incomplet.
Prélevée dans la célèbrissime collection cartographique de la bibliothèque Perry-Castañeda de l’université du Texas à Austin, cette carte soulève un certain nombre de problèmes.
Tout d’abord, dans la liste des cartes proposées par cette bibliothèque, rien n’indique ni la provenance, ni la date précise de la carte. (Comme le montre la capture d’écran ci-dessous, le nombre « 1972 » pourrait aussi bien être la date que la fin du numéro de série de la carte.)
Plus grave : dans aucune de ces trois cartes de Birmanie n’apparaissent les sources à partir desquelles elles ont été produites. Et pour cause. Elles ont en fait été découpées dans la marge d’un poster de 60 cm × 59 cm, dont la carte principale (56 cm × 30 cm) représentait la Birmanie administrative (avec villes, réseaux de transport, fleuves principaux et une représentation de la topographie). Les sources, si tant est que le document en comporte, n’ont pas été scannées par les équipes de l’université du Texas [2].
Nombre de cartographes ou d’infographes se servent pourtant de cette carte comme d’une source première ; on ne compte plus ses avatars et copies depuis qu’elle est disponible sur Internet [3].
La carte originale a été publiée par le département cartographique de la CIA à Washington ; elle porte le numéro de série 500425 3-72 (ce qui laisse supposer qu’elle date de mars, ou du troisième trimestre, de l’année 1972). Il s’agit d’un document historique. Les animateurs de la bibliothèque virtuelle Perry-Castañeda le signalent d’ailleurs clairement sur leur site : « Toutes les cartes disponibles sont présentées sous leur forme originale et n’ont subi aucune correction, aucune transformation. L’Université du Texas ne garantit ni l’exactitude des informations portées sur les cartes, ni la conformité des représentations des continents ou des pays. Ce site est à la fois une base de données historiques et contemporaines, ce qui peut induire une confusion puisque beaucoup de nos utilisateurs se demandent pourquoi les cartes sont si vieilles. Les cartes publiées entre les années 1950 et la fin des années 1980 sont d’un grand intérêt pour les chercheurs, mais doivent être utilisées pour ce qu’elles sont : un témoignage du passé. »
L’utilisation d’une carte produite en 1972 pour représenter une situation contemporaine pose une série de questions. Il faudrait d’abord postuler que ce document fut assemblé sur la base d’informations crédibles, de données statistiques disponibles par districts ou par municipalité. Et nous savons bien que rien n’est plus incertain que les statistiques ethniques, quel que soit le pays concerné. Il faudrait ensuite admettre que nous ayons une confiance aveugle dans le fonctionnaire (espion et cartographe) américain qui a produit la carte à cette époque, ainsi qu’en sa capacité de synthétiser et visualiser les données (que nous espérons avoir été « premières ») en sa possession. Enfin, il aurait été utile pour les lecteurs d’être clairement informés de la date et de la provenance du document source.
Quelques recherches complémentaires auraient aussi permis d’éviter certaines lacunes. Le pays est riche de quelque cent trente familles ethno-linguistiques, vivant principalement dans les sept « Etats ethniques ». Mais pas seulement. Ainsi par exemple, la minorité rohinga, opprimée par le pouvoir, réside principalement à l’extrême nord de l’Etat de Rakhine et représente de 300 000 à 700 000 personnes selon les sources. Elle est absente de la carte de Libération.
La Birmanie vit depuis le début des années 1960 sous la main de fer de juntes militaires en guerre larvée contre les groupes armés des ethnies qui refusent de subir son pouvoir brutal, et de nombreuses populations — des centaines de milliers de personnes — ont été déplacées à l’intérieur ou sont réfugiées dans les pays voisins — principalement en Thaïlande, en Malaisie et au Bangladesh.
Depuis quarante ans, la distribution spatiale de la population a donc quelque peu changé... Il ne manque d’ailleurs pas de cartes représentant des situations beaucoup plus récentes ; le site de l’Internal Displacement Monitoring Center (IDMC) — un centre de recherches du Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC) — propose d’ailleurs deux cartes de 2008 représentant ces déplacements, fruits d’un patient travail de terrain mené par le Thailand Burma Border Consortium (TBBC).
Déplacements internes des populations à l’est de la Birmanie, IDMC, Genève, octobre 2008
Villages déplacés , IDMC, Genève, octobre 2008
A force de recopier, plus ou moins fidèlement et sans se poser de questions, les cartes disponibles sur Internet ou dans n’importe quel ouvrage, on finit par dénaturer complètement la discipline cartographique, et par proposer des outils cartographiques vides de sens, alors qu’ils prétendent au contraire nous expliquer le fonctionnement des territoires du monde.
par Philippe Rekacewicz
A lire aussi
– Sur ce blog, Cécile Marin, « Du plagiat en cartographie », 2 décembre 2007.
– Vicky Bamforth, Steven Lanjouw, Graham Mortimer, Conflict and Displacement in Karenni : The Need for Considered Approaches, Burma Ethnic Research Group (BERG), Thaïlande, Mai 2000. couverture et sommaire — rapport partie I — rapport partie II.
– Forgotten victims of a hidden war : Internally displaced Karen in Burma, Burma Ethnic Research Group and Friedrich Naumann Foundation, Thaïlande, avril 1998.
Notes
[1] Dans un style qui emprunte beaucoup au travail de recherche de l’économiste autrichien Otto Neurath. Avec son collègue Gerd Arntz, ils sont les inventeurs de l’école de Vienne des pictogrammes statistiques, méthode qui a pris le nom, à la fin des années 1930, de International system of typographic picture education (Isotype). Ils ont écrit et réalisé ensemble l’extraordinaire atlas économique, social et géostratégique Gesellschaft und Wirtschaft. Bildstatistisches Elementarwerk, 1930, qu’un groupe de chercheurs de l’université de Lünebourg en Allemagne a entrepris de mettre à jour !
[2] Le document est décrit dans le catalogue de la Bibliothèque du Congrès (http://lccn.loc.gov/gm%2072001257) ainsi que dans le catalogue de la Bibliothèque nationale d’Australie (http://catalogue.nla.gov.au/Record/...).
[3] Il faut dire qu’une paresseuse recherche sur internet avec les mots-clés « Burma Maps » la fait apparaître en première position des résultats.