– Concrètement, comment cette marche va-t-elle se dérouler ? Combien de pays se trouvent-ils impliqués ?
MS : La troisième action internationale de la Marche mondiale des femmes (MMF) connaîtra deux moments forts en 2010. En mars des manifestations auront lieu au niveau local dans environ cinquante pays, sous la forme de marches à pied comme au Pakistan, de séminaires thématiques comme au Soudan, ou d’actions de sensibilisation comme à Cuba. Dans un premier temps, des rencontres locales seront organisées dans de nombreux pays pour définir les revendications propres aux quatre champs d’action communs à toutes les femmes de la MMF. Dès la mi-mars, de grandes manifestations nationales des femmes auront lieu, comme en Suisse. Le deuxième point fort sera notre marche finale au Sud Kiwu. Plus de 500 femmes, surtout dans la région des Grands Lacs africains, mais avec une forte représentation de déléguées du monde entier, se réuniront pour dénoncer l’utilisation systématique du viol des femmes et des enfants, et se solidariser avec l’impressionnante résistance des femmes dans cette région. Dans tous les pays qui enverront une ou plusieurs déléguées en République démocratique du Congo, les femmes se mobiliseront durant cette même semaine pour expliquer quels sont les enjeux de cette terrible guerre de destruction et pour faire connaître les revendications des femmes du Sud Kiwu. Entre ces deux moments forts de mars et octobre, différentes actions seront organisées à l’échelle continentale, en mai aux Philippines, en juin à Istanbul, en août en Colombie.
– La Marche mondiale des femmes fête cette année ses dix ans. Quelle évolution vois-tu entre la marche 2010 et les deux premières, celles de 2000 et 2005 ?
MS : Pour comprendre le développement de la Marche mondiale des femmes, il faut la replacer dans le contexte du développement mondial des dix dernières années. Dès le début de la MMF, la critique des politiques néolibérales se trouvait au centre de nos analyses. Les crises financières, économiques, environnementales et alimentaires, développées depuis les années 90 sont en fait l’expression de la crise d’un modèle de reproduction sociale – dont l’impact se manifeste principalement dans la vie des femmes – et qui est basé sur la marchandisation de toutes les relations humaines, y compris de nos relations avec la nature.
J’aimerais relever encore deux autres points. La pression sur les mouvements sociaux a sensiblement augmenté ; ainsi, depuis le 11 septembre, il n’est par exemple quasi plus possible d’organiser des rencontres internationales dans des pays du Nord, simplement parce que de nombreuses femmes se voient tout bonnement refuser un visa leur permettant de voyager. Pour cette raison, comme pour beaucoup d’autres encore, il n’est donc pas simple du tout pour les femmes de se déplacer. Par contre, ce qui facilite le travail et l’élaboration collective, c’est le fait que depuis 2000, beaucoup plus de femmes ont accès à internet. La communication s’est simplifiée, quoique « la fracture numérique » reste encore un gros problème. L’échange des informations (photos et vidéos) relatives à nos actions est facilité, de là aussi un sentiment plus directement perceptible de l’existence d’une véritable solidarité internationale.
La MMF a aussi progressé su niveau des analyses : le champ thématique s’est sensiblement développé. Au cours de ces dix dernières années, la Marche mondiale des femmes, de simple campagne qu’elle était à sa création, est devenue un mouvement international féministe et anticapitaliste, irréversible et incontournable.
– En tant que déléguée européenne au comité international, peux-tu nous dire comment la MMF s’y prend pour impliquer des femmes de pays, de cultures politiques et d’horizons si différents ?
MS : Le fait même que la Marche mondiale des femmes existe depuis 10 ans prouve que les convergences et point communs sont plus importants que les différences. Malgré l’existence de cultures, de modes de vies et de contextes différents, nous sommes unies dans la lutte contre le système patriarcal et capitaliste. La MMF est un réseau d’organisations de femmes de base, ce qui signifie que le point de départ de nos analyses et de nos actions, ce sont les réalités vécues par les femmes et non les idéologies. A chaque rencontre avec les femmes d’autres pays, nous apprenons des choses nouvelles sur ces différents vécus. Et bien sûr, il y a de grandes différences selon que cette rencontre a lieu à Kigali ou à Montréal. Pour garantir une participation équitable entre les différentes régions du globe, nous veillons non seulement à organiser les rencontres internationales sur chaque continent à tour de rôle, mais déplaçons également tous les cinq ans le secrétariat international d’un lieu à un autre. Pour garantir une bonne communication entre nous, nous admettons trois langues officielles dans les rencontres : le français, l’espagnol et l’anglais.
– Comment procédez-vous en cas de divergences ?
MS : Toutes les grandes options sont prises lors de rencontres internationales. Le but est de prendre des décisions consensuelles, de trouver des solutions que toutes puissent approuver. Lorsqu’on ne parvient pas à un tel consensus, il y a différentes solutions. Nous recourons p.ex. à un vote, mais exigeons des majorités de 2/3 et veillons à ce qu’il n’y ait pas de divergences à l’échelle d’une même région. Il arrive parfois aussi que nous devions admettre qu’il y a entre nous des divergences, voire même des contradictions. Mais nous le vivons en toute transparence. Je pourrais citer ici deux exemples : le droit des lesbiennes et le droit à l’avortement. Dans certains pays ces droits ne peuvent pas être ouvertement revendiqués sans que les femmes le payent de leur vie. Ce serait absurde d’exiger dans ce cas que les femmes participent dans leur pays à une campagne sur ces thèmes pourtant fondamentaux pour la MMF.
– Pour sa 3e action internationale la MMF a choisi quatre champs d’action, quels sont vos espoirs ? Y aura-t-il à ton avis un point fort que vous pourrez faire valoir internationalement ?
MS : Avec la mobilisation internationale dans le Kivu et la manifestation européenne à Istanbul, c’est le champ d’action « Paix et démilitarisation » qui sera au cœur de notre action. Pour nous, il est clair qu’il y a d’importants intérêts économiques en jeu dans ces conflits, qui sont le contrôle des ressources minières et de la biodiversité de cette région, et bien sûr aussi les bénéfices colossaux de l’industrie de l’armement et des entreprises de sécurité privée. Nous voulons révéler les intérêts cachés des pays du Nord. Nous espérons montrer que la démilitarisation de la région est possible, mais pas sans changer le paradigme actuel selon lequel les missions militaires de l’ONU (appelées missions de stabilisation) devraient être permanentes. Nous voulons aussi clairement établir que le corps des femmes n’est pas un champ de bataille. Nous voulons que cette barbarie atroce cesse, comme doivent aussi cesser toutes les autres violences à l’encontre des femmes. Mais les deux autres champs d’action donneront également lieu à des actions que nous espérons remarquables. En Suisse, en particulier, mais aussi dans d’autres pays, un sujet important qu’il faudra développer, c’est la souveraineté alimentaire, notamment le développement d’une position féministe, surtout pour les pays du Nord. Pour avancer sur cette question, ainsi que sur d’autres comme l’autonomie économique des femmes, nous voulons renforcer notre collaboration avec des mouvements alliés.