Près de quarante ans après Mai 68, la « libération sexuelle »
et l’émancipation des femmes sont loin d’être achevées. Certes,
le développement des luttes féministes et l’essor des mouvements
homosexuels en France et dans le monde ont permis de
lever de nombreux tabous dans les pays occidentaux, y compris
celui, pour les homosexuel-le-s, de se marier et d’adopter des
enfants, comme récemment en Espagne. Néanmoins, le mouvement
en faveur de l’émancipation des femmes et de l’égalité
entre toutes et tous, quelles que soient les sexualités, se heurte à
deux grands obstacles : d’un côté l’extension effrénée du marché,
de l’autre la persistance, voire la remontée d’un ordre moral
patriarcal, sous l’influence, notamment, des fondamentalismes
religieux.
Face à ces mouvements en partie contradictoires qui mettent
en jeu les rapports entre hommes et femmes, on assiste, depuis
plusieurs années, à une recomposition complexe du champ
idéologique. Pour tenter d’éclairer les nouvelles lignes de force
qui le traversent et qui introduisent de nouveaux clivages au
sein du mouvement féministe, notamment en France, il faut
prendre en considération deux axes principaux : l’un permet de
situer les représentant-e-s des différents courants en fonction de
leur degré d’adhésion ou non aux lois du marché et à l’idéologie
de l’individu désincarné, extrait de tout rapport social de
domination ; l’autre les situe selon leur adhésion plus ou moins
grande à l’ordre moral patriarcal et hétérosexiste (par opposition
à celles et ceux qui revendiquent l’égalité complète entre toutes
les personnes, quelle que soit leur sexualité). À l’évidence, ces
deux axes se croisent ; c’est pourquoi la description des
différents courants politico-idéologiques qui configurent les
débats en France, notamment depuis 2002, est aussi délicate.
Car certaines alliances peuvent se nouer et se dénouer en
fonction des questions débattues.
J’analyserai les différentes dimensions de cette offensive
antiféministe et les divisions qu’elle a suscitées parmi les militantes
féministes et, plus largement, dans l’ensemble du champ
militant. Je montrerai comment, sous la pression de cette réaction
idéologique, d’anciens et de nouveaux courants se sont
positionnés dans des débats qui ont marqué l’opinion publique,
en raison de leur forte médiatisation. Je reviendrai ici sur les
débats qui ont porté sur la parité, les violences contre les femmes,
la prostitution et le foulard à l’école. Il s’agit de chercher à
comprendre la généalogie des différents courants militants et
intellectuels qui, en France, structurent le débat public sur les
rapports sociaux de sexe, en prenant en compte à la fois les
différenciations sociales entre femmes et la très grande diversité
du champ féministe aujourd’hui [1].
Une offensive antiféministe multiforme
Le contexte français
Depuis le début des années 1960, plusieurs millions de
femmes salariées, en France, ont gagné une certaine autonomie,
fragile, toujours à défendre et à élargir. Mais depuis le début des
années 1980, les différents gouvernements n’ont pas cessé,
malgré leurs déclarations d’intention officielles, de mettre en
cause le droit plein et entier des femmes à l’emploi [2]. Parallèlement les grands médias se sont fait l’écho de campagnes de
dénigrement des mouvements féministes.
L’offensive idéologique contre les acquis du mouvement
féministe se poursuit encore aujourd’hui. Elle est particulièrement
perceptible depuis 2002, même si ses racines sont plus
lointaines.
En arrière fond, on ne peut oublier qu’en France, depuis avril
2002 (date à laquelle J. Chirac a été élu avec 80 % des voix face
à J-M. Le Pen), pas une journée ne passe, sans que la droite
néolibérale n’imprime sa marque sur le plan économique, social
et institutionnel. Le contexte international est caractérisé, quant
à lui, par le développement sur l’ensemble de la planète de la
mondialisation libérale et l’éclatement de nouvelles guerres
impériales. Tout en ayant des effets contradictoires sur le statut
des femmes dans les pays du Sud (Jeffers et Marty 2003), la
mondialisation a donné, dans le même temps, une nouvelle
impulsion au « marché du sexe » sous la forme de la pornographie
et de la prostitution (Poulin 2005). Ce contexte de
précarité, de chômage et de guerres a alimenté la montée de
courants racistes contre les travailleurs immigrés et leurs
enfants et des replis identitaires dans différents secteurs de la
population. Cela a également accrédité l’idée, chez certains
militants et militantes altermondialistes, associatifs, syndicalistes
et politiques qu’il y aurait des luttes prioritaires à mener
par rapport à la lutte féministe : la lutte anti-impérialiste ou antiraciste.
Une offensive idéologique différencialiste
La rhétorique antiféministe se développe depuis quelque
temps à travers le dénigrement de la mixité à l’école, l’affirmation
du caractère naturel (ou divin) de la différence des sexes ou
la défense de « l’ordre symbolique ». Comme l’a souligné
Pierrette Bouchard (2004), on a assisté à une tentative de remise
en cause dans plusieurs pays occidentaux, de la mixité à l’école
sous prétexte de « sauver les garçons » [3]. Aux États-Unis, G. W.
Bush a fait lever l’obligation de la mixité scolaire inscrite dans
la loi depuis 1972 et le gouvernement fédéral subventionne les
projets d’école non mixte [4]. En France, une campagne contre la
mixité a été amorcée en 2001, mais sans rencontrer d’échos
significatifs ; néanmoins il n’est pas exclu qu’elle soit relancée à
l’initiative notamment de certains courants religieux, catholiques
et musulmans.
La presse dans son ensemble, et plus particulièrement la
presse féminine, accorde régulièrement depuis les années 1980,
une grande place aux discours qui soutiennent le caractère prétendument
incontournable, sinon naturel, de la différence des
sexes. L’écho rencontré par le livre de Françoise Héritier
Masculin/Féminin, la pensée de la différence (1996) témoigne à
la fois d’un différentialisme spontané et d’une médiatisation
intense suscitée non seulement par la qualité de son auteure
mais également par le caractère simple de l’explication donnée
par F. Héritier. La domination masculine renverrait in fine à un
« invariant » anthropologique : la différence sexuelle et la nécessité
pour les hommes de compenser socialement le pouvoir
« exorbitant » des femmes de mettre au monde les enfants des
deux sexes.
La thèse de F. Héritier est loin de faire l’unanimité parmi les
féministes mais nous souhaitons surtout insister ici sur l’usage
réactionnaire qui en est fait. Pour F. Héritier, l’invariant c’est la
« valence différentielle des sexes » dans les sociétés. Elle met
l’accent sur le traitement social de la différence de sexe par les
humains, en faveur du masculin. Mais pour d’autres auteurs,
l’invariant renvoie à la différence de nature entre femmes et
hommes. Les écrits et les propos de Marcel Rufo et d’Aldo
Naouri sont emblématiques de ce type de littérature qui vise à
essentialiser les comportements ou les configurations sociales.
Le premier est pédopsychiatre, le second pédiatre. Tous deux
ont fait la une de la presse et des radios entre 2003 et 2004.
Pour M. Rufo, il faut revenir à des vérités simples : « un garçon
n’est pas une fille et une fille n’est pas un garçon. Il y a sur terre
deux espèces (sic) qui ont des attitudes, des positions et des
dispositions radicalement différentes et qui essaient de vivre
ensemble, côte à côte » (2003, p. 15).
Pour cet auteur, la différence biologique expliquerait
quasiment tout, du choix différencié des jouets à la division
sexuelle des tâches : « C’est, entre autres, par le jeu que l’enfant
affirme la reconnaissance de son sexe. Et, malgré toute
l’évolution des mœurs, le petit garçon et la petite fille ne jouent
pas avec les mêmes jouets. Le plus naturellement (c’est moi qui
souligne ici et plus loin) du monde, celle-ci vous réclamera
bientôt des poupées, des dînettes et des tables à repasser (au
grand dam des mamans féministes, luttant pour l’égalité des
sexes), tandis que le choix de votre petit garçon se portera plus
volontiers vers des jeux de construction, des camions de
pompiers et des pistolets. (…) Dans le choix de leurs jouets, les
enfants reprennent une distinction des sexes vieille comme le
monde : les hommes partent au combat, les femmes savent
d’instinct que ce sont elles qui mettent les enfants au monde et
les élèvent, tandis que leurs maris et leurs frères se battent »
(2003, p. 77-78). C’est pourquoi, même si M. Rufo ne s’oppose
pas à ce que les hommes donnent le biberon à leur enfant, il
invite les mères à ne pas gronder les petits garçons qui ne
veulent pas débarrasser la table !
Aldo Naouri va encore plus loin quand il invite les pères « à
reprendre le pouvoir aux mères ». Dans l’hebdomadaire
L’Express du 19/4/2004, il résume ainsi le malaise actuel dans
la civilisation à partir du pouvoir prétendument sans bornes des
mères : « Certes, leur pouvoir est le même depuis la nuit des
temps. Mais il y a toujours eu un contre-pouvoir exercé, celui
des hommes ou celui de la société empêchant les mères d’aller
au-delà d’une certaine limite. Si elles vont au bout de ce pouvoir
incommensurable, elles deviennent destructrices. Aujourd’hui,
il n’y a rien pour les en empêcher ». La confusion des
rôles maternel et paternel serait à la source des difficultés qui
ébranleraient dans ses fondements la famille occidentale. Le
père (ou celui que la mère a choisi pour être à ses côtés) doit
être là pour s’interposer entre la mère et l’enfant… : « Il faut que
chacun soit à sa place : la mère, le père et l’enfant ». Contrairement
à M. Rufo plus nuancé, A. Naouri est franchement hostile
à l’adoption de jeunes enfants (de moins de 10 ans) par des
homosexuel-le-s. Leur message est, dans tous les cas,
franchement réactionnaire. Pour M. Rufo, on ne peut rien
changer (dans l’éducation des enfants et les fonctions assumées
par les pères et les mères), la nature reprenant toujours ses
droits. Pour A. Naouri, ceux et surtout celles qui veulent
changer les rôles traditionnels des hommes et des femmes ne
peuvent que provoquer des catastrophes dont l’humanité risque
de ne pas se remettre [5].
Le débat a rebondi en janvier 2005, à l’occasion de l’adoption
de la nouvelle loi concernant la transmission des noms.
Dorénavant, la possibilité existe en effet de transmettre le nom
du père, les deux noms accolés ou celui de la mère, à condition
que les deux époux soient d’accord. La rhétorique de « l’ordre
symbolique » précédemment déployée par les adversaires du
Pacte civile de solidarité (PACS) ou du mariage gay (Borillo et
al 1999) a été mobilisée à nouveau. Pour le psychanalyste
Gérard Pommier [6], c’est ainsi le symbole même de « la rupture
du fantasme incestueux mère-enfant », de « l’exogamie et de la
filiation » qui serait remis en cause ! Un autre psychanalyste,
Michel Tort, a retracé la généalogie de ce discours de défense
de la famille patriarcale. C’est surtout à partir de 1970, date à
laquelle en France, on a substitué dans la législation la notion
« d’autorité parentale » à celle de « chef de famille », que la
« puissance symbolique » des pères a été mise en avant, au
moment même « où les pères empiriques se voient activement
délestés de leur autorité, de leur emprise, de leur maîtrise sur
les femmes et les enfants » (2005, p. 268).
L’offensive religieuse
Les différentes religions jouent un rôle important dans cette
offensive antiféministe. Le Vatican et certains pays musulmans
n’ont jamais accepté le droit des femmes à contrôler leur corps
et à choisir leur sexualité. En France, dans les années 1990, des
commandos d’intégristes catholiques cherchaient à entraver le
droit des femmes à avorter. On connaît les actions analogues
des courants évangélistes aux États-Unis [7]. Aujourd’hui, on
assiste de la part des autorités catholiques et de certains
« théologiens » musulmans à une contestation explicite des
théories féministes ou des revendications des mouvements
homosexuels. Au nom du respect de « la différence » et de la
« complémentarité des sexes », il s’agit, pour eux, de défendre
la famille conjugale traditionnelle hétérosexuelle, la division
traditionnelle des tâches entre hommes et femmes, en insistant
sur le rôle irremplaçable des femmes dans la famille et de
condamner le concept de « genre » élaboré par les féministes,
qui questionne cette prétendue différence. Nous retrouvons cette
rhétorique dans la Lettre aux évêques du cardinal Ratzinger,
désormais promu Pape ou dans les écrits de Tariq Ramadan, en
2004 (Trat 2005).
Le lobbying des autorités catholiques n’est pas nouveau. Il
date du milieu des années 1990 (Terras 2004) mais il s’est
particulièrement fait sentir à l’occasion de la rédaction du Traité
constitutionnel européen. Les résultats obtenus ne sont pas
négligeables, puisque le traité a reconnu l’importance d’un « dialogue
régulier » avec les Églises et les communautés religieuses
et que la Charte des droits fondamentaux ignore certains droits
comme le droit au divorce, le droit à la contraception et à
l’avortement, de plus en plus contesté en Pologne, à Malte, en
Irlande et au Portugal, etc. [8]. Cette pression des réseaux catholiques
explique aussi la nomination de la députée slovaque, de
droite, Anna Zaborska, hostile au droit à l’avortement et
favorable à l’internement des homosexuels, à la présidence de la
commission « femmes » du Parlement européen [9].
En France, la loi de séparation de l’Église et de l’État et les
mobilisations féministes ont permis de limiter l’influence de
l’Église catholique. La nouveauté dans le paysage religieux, du
moins tel qu’il est présenté par les médias, est la place occupée
désormais par des organismes musulmans comme le Conseil
français du culte musulman (CFCM) et des citoyens musulmans
organisés par les mosquées pour obtenir des droits équivalents à
ceux accordés aux religions juive et chrétiennes. À la différence
de la religion catholique qui est en fort recul en France, la
religion musulmane semble maintenir, voire élargir son
influence, pour des raisons multiples.
Reste à savoir précisément quelle est l’influence exacte des
courants religieux fondamentalistes. Sur le plan institutionnel,
ce sont surtout les catholiques intégristes que les féministes
doivent redouter dans l’immédiat. Mais les témoignages de
militantes associatives comme celui de Mimouna Hadjam
(2003), confirment l’impact des normes religieuses musulmanes
traditionnelles, qui entrent en contradiction avec les revendications
d’autonomie portées par les mouvements féministes. Au
plan national cependant, le processus de sécularisation, en cours
depuis les années 1960, se poursuit, y compris, semble-t-il,
parmi les populations musulmanes. Ce que traduisent les
résultats d’un sondage effectué par CSA pour le Monde des religions
dans lequel la majorité des sondés (78 %) répondaient
qu’ils trouvaient plutôt pas justifié ou injustifié que « les institutions religieuses interviennent pour dire ce qu’il est bon ou non
de faire dans sa vie privée en matière de sexualité » [10].
Les féministes dénigrées
Depuis 2002, plusieurs intellectuelles ont pris leur plume
pour dénoncer les prétendus méfaits du féminisme contemporain
qui aurait trahi le projet libérateur du féminisme des années
1970. Dans ce concert orchestré par les médias, on a entendu
notamment les voix d’Élisabeth Badinter (2003), de Marcela
Iacub et de ses co-auteurs (2003, 2005). Dans son livre, qui a
bénéficié d’une couverture médiatique exceptionnelle, É.
Badinter a dressé le portrait caricatural d’un féminisme qui
serait devenu « réactionnaire » en simplifiant outrancièrement
certains débats, tels notamment ceux sur la parité ou la question
de la légalisation d’un statut de prostitué-e. La thèse développée
de manière plus ou moins sophistiquée par ces auteures, se
résume à trois idées force : premièrement, les féministes
feraient de toutes les femmes des victimes et laisseraient penser
que tous les hommes sont des bourreaux ; deuxièmement, le
féminisme actuel serait dominé par le courant essentialiste et
maternaliste [11] ; enfin, les féministes d’aujourd’hui diffuseraient
une morale répressive incapable de prendre en considération les
évolutions actuelles de la sexualité. Qu’en est-il exactement ?
Bref retour sur les débats sur la parité
Quand la campagne pour l’inscription de la parité dans la
Constitution a démarré en France au début des années 1990,
trois courants (et non pas deux) se sont exprimés.
Le premier, en faveur de la parité, rassemblait à la fois des
différentialistes, comme Antoinette Fouque (1995) ou Sylviane
Agacinski (1998), qui prétendaient ainsi faire reconnaître
l’existence de « deux sexes » radicalement différents et d’autres,
comme Françoise Gaspard (2005), qui cherchaient à corriger
par la Constitution une discrimination envers les femmes
inscrite dans l’histoire.
Le deuxième courant fut celui des « universalistes républicaines
» (comme É. Badinter), pour qui il fallait simplement
stimuler la volonté individuelle des femmes à faire de la
politique pour faire avancer l’égalité entre hommes et femmes,
toute autre initiative ne pouvant être « qu’humiliante » pour ces
dernières.
Le troisième enfin représenté, entre autres, par la revue Les
Cahiers du Féminisme [12], était également hostile à l’inscription
de la parité dans la Constitution (pour ne pas inscrire la
différence de sexe dans la Constitution) mais considérait qu’il
fallait à la fois démocratiser le système politique actuel, prévoir
des mesures d’action positive pour débloquer la situation des
femmes en politique, tout en luttant contre la précarité
professionnelle, pour des crèches et le partage des tâches
domestiques.
Le résultat de ce vaste débat fut, en fin de compte, très
limité [13] et contrairement à ce qu’avance Élisabeth Badinter, il
n’y a pas eu véritablement inscription de la parité dans la
Constitution, même si l’article 3 de la Constitution stipule
dorénavant : « La loi organise l’égal accès des femmes et des
hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ». On
doit constater également que, malgré les profondes divergences
existant entre les différents courants, tous contestaient l’exclusion
de fait des femmes des lieux officiels du pouvoir politique.
« Les féministes font de toutes les femmes des victimes ! »
Au lieu de se féliciter de l’existence d’une grande enquête
nationale (ENVEFF [14]) qui a permis pour la première fois en
France d’évaluer le niveau des violences à l’encontre de l’ensemble
de la population féminine (Jaspard et al 2003),
É. Badinter, M. Iacub et H. Le Bras l’ont dénoncée en prétendant
qu’elle n’était pas scientifique et qu’elle était l’expression
d’un féminisme « victimiste ». Comme le rappelle Maryse
Jaspard (2005), l’un des objectifs principaux de cette enquête
était de produire des chiffres « fiables ». L’étude a porté sur un
échantillon de 6 970 femmes de 20 à 59 ans, ayant vécu en
couple dans les douze derniers mois précédant l’enquête [15]. Les
résultats de cette enquête ont montré qu’il y a, en France,
environ 50 000 femmes par an victimes de viols et 9 % de
femmes en couple victimes de « violences conjugales »
diverses. Pour les chercheuses, il faut compter au nombre des
violences conjugales, non seulement les violences physiques et
les violences sexuelles mais également les violences
psychologiques [16] qui sont les plus nombreuses et n’ont rien
d’anodin [17]. Elles peuvent avoir au contraire des « effets
dévastateurs » (Jaspard 2005, p. 37).
Or c’est précisément cette notion de violence psychologique
que contestent les détracteurs de cette enquête. S’il est vrai qu’il
est plus grave d’être violée par son conjoint que d’être insultée
par lui, il faut souligner néanmoins que ces différentes violences
sont souvent inextricablement mêlées, même si ce n’est pas
toujours le cas. M. Jaspard, comme précédemment l’ensemble
des chercheuses de l’enquête ENVEFF, tient aux nuances :
« pour les femmes en couple (…) les brutalités physiques
peuvent démarrer très tôt et perdurer et, à l’opposé, des
situations de harcèlement psychologique peuvent se dérouler
plus progressivement, sans déboucher systématiquement sur des
agressions physiques ou sexuelles » (2005, p. 48).
É. Badinter vient de franchir une étape supplémentaire en
contestant désormais la notion de « violence de genre » [18]. Parler
de violence de genre serait impropre car les hommes ne sont pas
par nature violents. Mais qui a dit le contraire ? En parlant de
violence de genre, il s’agit précisément pour les féministes de
distinguer une réalité sociale qui peut et doit changer, d’une
prétendue nature masculine agressive qui n’existe pas, pas plus
qu’une nature féminine douce, d’ailleurs. Pour É. Badinter, les
hommes sont également victimes de violences conjugales. Que
des femmes soient capables d’injurier ou de harceler leur
conjoint par jalousie, c’est certain. Mais É. Badinter confond
deux choses que les chercheuses de l’ENVEFF ont cherché, au
contraire, à distinguer : les situations de conflits (sous forme de
scènes de ménage récurrentes) et les situations de violence « des
atteintes qui s’exercent de façon univoque, créant une situation
d’emprise de l’un sur l’autre » (Jaspard et al 2003, p. 77). Elle
est d’ailleurs obligée d’admettre l’asymétrie entre les violences
subies par les femmes et celles exercées contre les hommes :
« En 2002, écrit É. Badinter, au Québec, 62 700 femmes et
39 500 hommes se sont dits victimes de violence conjugale
(toutes violences confondues). Les actes d’agression subis par
les hommes et les femmes ne sont pas exactement les mêmes.
Les femmes sont plus victimes de violences physiques graves
que les hommes. Parmi elles, 25 % ont été battues (pour 10 %
d’hommes), 20 % ont failli être étranglées (4 % d’hommes),
19 % ont été menacées avec une arme (8 % d’hommes). Sept
fois plus de femmes que d’hommes ont été victimes d’agression
sexuelle. En revanche selon les études canadiennes, hommes et
femmes sont quasi à égalité face aux « violences » psychologiques
».
Tout en produisant ces chiffres, É. Badinter cherche à en
limiter la portée car pour elle, il faut distinguer entre les pays
« totalitaires et patriarcaux » et les « nations démocratiques »
où il y a « partage des pouvoirs ». S’il est vrai qu’il faut
distinguer les degrés de violences et les pays en fonction de leur
législation, entre ceux qui légalisent la violence contre les
femmes (admettant par exemple les crimes d’honneur), et ceux
qui inscrivent, dans leur Constitution, l’égalité entre les hommes
et les femmes, on ne peut en rester là. Car l’on sait bien que
dans les pays occidentaux, la violence contre les femmes est
officiellement condamnée mais qu’elle s’exerce, malgré tout, à
l’abri des regards. Mais l’admettre, serait reconnaître que les
rapports de domination des hommes sur les femmes persistent
dans nos sociétés. Ce qu’elle nie, sauf pour les filles « issues de
l’immigration » ou leurs mères…
Enfin, le débat sur la prostitution a opposé d’un côté les
partisan-e-s de l’institutionnalisation de la prostitution, les
réglementaristes, de l’autre, les abolitionnistes. Tous et toutes
étaient contre la chasse aux prostituées, ouverte par les
nouvelles lois mises en place par N. Sarkozy en 2002 et qui
pénalisent, dorénavant, le « racolage passif ». Les premières
affirmaient défendre la légalisation du « métier » de prostituée
au nom de la liberté des femmes de disposer de leur corps [19] ; les
autres la dénonçaient [20] car pour elles, le système prostitutionnel
est d’abord le résultat d’une formidable exploitation économique
des pays du Sud et de l’Est par le capitalisme international et
l’expression d’un rapport de force lié à l’oppression qui autorise
les hommes à accéder librement aux corps des femmes. Selon
ces féministes, réclamer au plan européen, une réglementation
du « métier » de prostituté-e, ce n’est pas aller vers une plus
grande liberté des femmes de disposer de leur corps mais c’est
garantir au contraire aux proxénètes la possibilité d’exercer
librement leur activité (Legardinier 2004 ; Pheterson 2004).
Quelles que soient les divergences qui ont divisé non seulement
les féministes mais également la communauté homosexuelle et
une partie de la gauche, toutes se retrouvaient pour exiger de
nouvelles garanties sociales en faveur des personnes prostituées.
Le marché au nom du libre choix ?
M. Iacub mène avec obstination un combat intellectuel
systématique contre « l’ordre procréatif » (2002). Cet ordre
serait celui institué par la législation, qui, tout en reconnaissant
de nouveaux droits aux femmes comme le droit à la
contraception et à l’avortement, leur aurait accordé un pouvoir
« exorbitant » sur la grossesse, puisqu’elles peuvent, si elles le
souhaitent, arrêter une grossesse ou la poursuivre, sans l’avis du
père potentiel [21]. Pour M. Iacub, en effet, les femmes ont des
pouvoirs abusifs qui se retournent contre elles. Car c’est au nom
de ce pouvoir sur la maternité, que les femmes sont censées
assumer la plus grande part des contraintes sociales liées à la
fonction parentale. Pour parvenir à une parfaite égalité des
femmes et des hommes, rien de tel, selon M. Iacub, que
l’ectogénèse, c’est à dire la fabrication des bébés hors du corps
maternel qui seule permettra, selon elle, de dépasser des
identités sexuées alignées sur cette différence biologique. Dans
l’attente de ce temps « béni », dans le souci de faire reconnaître
le caractère social de la filiation, M. Iacub prône la liberté totale
des couples (homos et hétéros) de recourir à l’adoption ou à la
Procréation Médicalement Assistée, quel que soit l’âge des
parents adoptants, et la liberté totale pour les femmes de porter
un enfant au profit d’autres personnes.
La revendication d’égalité des gays et lesbiennes en matière
de mariage, d’adoption et de procréation médicalement assistée
est largement partagée par l’ensemble des féministes et par les
autres composantes du mouvement social. M. Iacub ne suscite
pas de grande opposition non plus quand elle dénonce
l’assimilation des femmes à leur fonction procréatrice et tout ce
qui vient masquer le caractère foncièrement social de la
fonction parentale. La chercheuse féministe, Nicole-Claude
Mathieu (1991), l’a précédée depuis longtemps sur ce terrain.
Mais au-delà, M. Iacub suscite nombre d’interrogations, voire
une grande hostilité parmi un certain nombre de féministes
quand elle réclame, pour les individus des deux sexes et les
couples, la liberté de se payer les services d’une mère porteuse,
des « services sexuels » ou, si cela devient un jour possible, un
enfant fabriqué en dehors du ventre des mères. Cette vision du
monde dominé par les lois du marché, où tout s’achète et tout se
vend, y compris le corps humain, fait totalement l’impasse sur
les inégalités sociales, y compris entre femmes, qui sont la
rançon inévitable de ce modèle de société. Dans un tel cadre en
effet, seuls les hommes et les femmes, pourvus d’un capital
économique, ont le pouvoir de décider librement de ce qu’ils
veulent acheter ou vendre. Seuls des couples (hétéros ou
homosexuels) fortunés peuvent se payer les services d’une mère
porteuse. Pourtant, la première des libertés n’est-elle pas celle
de pouvoir survivre sans vendre son corps ou ses organes ?
Au nom de la « liberté de choix », Marcela Iacub et Patrice
Maniglier (2005) mènent un deuxième combat : celui contre la
répression sexuelle qui loin d’avoir reculé d’après eux, depuis
1968, connaîtrait un développement sans précédent. Les
indices : les lois sur le viol, le harcèlement sexuel [22] ou celles qui
répriment les abus sexuels sur les enfants et la croissance du
nombre de condamnés pour infractions sexuelles. La France
disposerait d’une véritable « législation d’exception » qui loin de
protéger les adultes et les enfants contre les délinquants sexuels,
mettraient en cause gravement les libertés publiques. On peut
s’interroger légitimement sur certaines ambiguïtés de la loi, sur
l’intérêt de lourdes peines de prison pour les délinquants sexuels
comme pour tous les autres délinquants d’ailleurs [23]. On peut
également mettre en cause les enjeux électoraux qui interfèrent
dans les politiques pénales. Mais comment apprécier, plus
précisément, l’évolution du nombre des plaintes concernant les
viols et agressions sexuelles ? Pour ces auteur-e-s, c’est tout
simplement le signe d’une société qui se protège contre la
sexualité jugée « toxique » ou « traumatique » par nature, porteuse
donc d’une morale sexuelle toujours normative. M. Jaspard,
quant à elle, développe un autre point de vue : « Cette augmentation
(…) résulte d’une sensibilisation accrue du public, d’une
meilleure information et d’un accueil plus adapté du public »
(2005, p. 103). La divergence d’appréciation s’explique par des
points de vue très différents sur l’existence ou non de rapports
de domination entre hommes et femmes, adultes et enfants ou
adolescents. Pour M. Jaspard, ils ne font pas de doute ; pour M.
Iacub et P. Maniglier, c’est l’inverse : toute personne, à partir de
15 ans, quel que soit son sexe, est libre, au sens plein du terme,
peu importe sa place dans les rapports sociaux. C’est également
cette perspective qui semble animer la réflexion d’un courant
encore très marginal sur la scène idéologique mais qui suscite
un certain engouement dans le monde universitaire.
Il s’agit du courant queer [24] dont l’une des représentantes en
France est Marie-Hélène Bourcier (2001 ; 2005) et dont on
retrouve l’écho dans le livre d’Éric Macé et Nacira Guénif-
Souilamas (2004) ou encore chez Marcela Iacub.
Pour les unes et les autres, les grands combats féministes
sont derrière nous. Aujourd’hui, pour aller de l’avant, il faudrait
à la fois dépasser la « logique victimaire » et rompre avec un
féminisme « pro-femme », pour le remplacer par une logique
« multiculturaliste » et « pro-sexe ».
Nous reviendrons dans la conclusion sur la notion de
victime. Sur le second point, il y a pour le moins confusion. En
France, ce ne sont pas les féministes qui ont sacralisé le ventre
des femmes ou la féminité, réduisant ainsi les femmes à leur
fonction maternelle ou les transformant en objet sexuel. Ce sont
les Églises qui continuent à sacraliser les femmes en tant que
mères et les gouvernements successifs de droite comme de
gauche qui, pour faire baisser les statistiques du chômage ou
éviter certaines dépenses comme la construction de crèches, ont
préféré inciter les femmes à prendre un congé parental d’éducation.
S’il est vrai que le courant différentialiste d’Antoinette
Fouque a eu un certain écho, parmi les artistes notamment, et
qu’il peut rejoindre un certain différentialisme spontané présent
chez des femmes de milieu populaire (Trat 2003), ce courant est
largement minoritaire chez les militantes féministes. C’est une
évidence pour ceux et celles qui fréquentent le réseau des
associations féministes. Ce sont par ailleurs les magazines
féminins, la publicité et l’industrie pornographique qui incitent
les femmes à se montrer toujours « plus femme » en les invitant
à rejeter tous les « tabous », à « oser » porter un string ou à se
dénuder toujours plus pour séduire le mâle sommé d’être en rut
perpétuel. Ce n’est pas une raison pour tourner en dérision [25] la
revendication de nombreuses filles des quartiers populaires et
soutenue par le mouvement « Ni Putes, Ni Soumises » (NPNS),
de pouvoir circuler librement dans leurs cités, sans être obligées
de se voiler ou de porter une tenue de jogging [26]. Mais le débat
avec le courant queer en France porte surtout sur l’idée que « le
clivage hommes/femmes serait dépassé » (Bourcier 2005, p. 37-
38) et que l’enjeu des luttes « postféministes » serait prioritairement
la « déconstruction des identités sexuées ». Cette
déconstruction ne peut advenir, sur une large échelle, qu’à une
condition : que les rapports sociaux de sexe dont l’enjeu est le
maintien de la division socio-sexuée du travail, soient radicalement
modifiés. Cela ne suppose pas seulement des luttes en
faveur de l’égalité entre toutes les personnes, quelle que soit leur
sexualité, mais aussi des luttes féministes pour transformer les
conditions d’existence de millions de femmes, grâce à un
emploi bien rémunéré et épanouissant, des équipements sociaux
de qualité pour l’accueil des jeunes enfants et l’aide aux personnes
dépendantes, le partage des tâches domestiques, etc. Pour
cela, des luttes collectives sont indispensables et ne peuvent être
remplacées par la seule expérimentation individuelle. En ce
sens, il ne s’agit pas de sortir du féminisme pour entrer dans le
postféminisme mais au contraire de le renforcer [27].
Les féministes divisées
En 2003, la question du port du foulard, notamment à l’école,
est revenue sur la scène médiatique française. Cette question a
fortement divisé l’ensemble du champ militant et des militantes
féministes en particulier. Trois courants d’importance inégale
ont émergé à l’occasion de ce débat.
D’abord un courant qui se réfère avant tout à la République.
Il prétend défendre des valeurs universalistes, comme l’égalité
des femmes et des hommes ou la laïcité. Un éventail de forces
assez éclectiques de gauche et de droite s’est par exemple
retrouvé dans l’appel adressé à Jacques Chirac, paru dans le
magazine féminin Elle, pour une nouvelle loi sur la laïcité et
pour l’interdiction du port du voile à l’école [28]. Pour ce courant,
les intégrismes religieux sont considérés comme le danger
principal pour les féministes. On y retrouve É. Badinter et les
militantes de NPNS [29], aux côtés de personnalités de droite.
Un deuxième courant regroupe principalement des mili-tant-e-s
associatifs et politiques de gauche et d’extrême gauche qui se
sont opposé à l’exclusion des jeunes filles voilées de l’école et
qui ont fondé par la suite l’association « Une école pour tous et
toutes ». Ce courant est composite. Certain-e-s de ses animateurs
et animatrices inscrivent leur action dans le cadre de la
dénonciation de l’intervention militaire des États-Unis, des
politiques sécuritaires de la droite ou de la montée du racisme
antimusulman. Dans leurs rangs, on trouve, notamment, des
militant-e-s de la Ligue des droits de l’homme et du Mouvement
contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP),
certaines intellectuelles féministes qui ont fondé une nouvelle
association dans laquelle se retrouvent des militantes voilées et
non voilées : « le collectif féministe pour l’égalité ». Ce
deuxième courant a dénoncé la loi contre les signes religieux à
l’école comme l’expression d’une « islamophobie » postcoloniale,
certains de ses membres préconisant une « laïcité
ouverte », reconnaissant la « diversité culturelle ». La question
du voile était considérée par ces militant-e-s comme une
diversion par rapport aux questions politiques fondamentales [30].
Un troisième courant lui aussi très composite a émergé au
sein même du Collectif national pour les droits des femmes
(CNDF) (Trat 2004a), pour qui la lutte en faveur de l’émancipation des femmes implique des combats multiples et simultanés
à la fois contre le néolibéralisme qui sacrifie les intérêts
des classes populaires et des femmes les plus démunies et
contre les courants réactionnaires, d’inspiration religieuse ou
autre, qui mettent en cause le droit des femmes à disposer
librement de leur corps. Pour ces féministes, féminisme et
antiracisme ne doivent pas être séparés, mais au contraire,
combinés [31], même si cela n’est pas simple. Ce troisième courant
ne s’est pas prononcé sur la question de la loi (pour éviter une
nouvelle division dans ses rangs) mais a considéré comme
primordiale, la lutte contre les inégalités sociales et les
discriminations que subissent les jeunes dont les parents sont
immigrés, tout en refusant de banaliser le voile, considéré
comme un « symbole d’oppression » contre lequel il faut lutter.
Ce courant a sans aucun doute eu le plus grand mal à se faire
entendre par les médias, dans la mesure même où il refusait les
oppositions simples, voire simplistes.
Pour ce dernier courant, l’ordre moral fondé sur l’interdiction
de la sexualité hors mariage préconisé par les fondamentalistes
religieux, ne peut qu’aboutir au renforcement des inégalités entre
filles et garçons et à la mise à l’index de l’homosexualité. Ce
sont en effet les filles qui font prioritairement l’objet d’un contrôle.
Quel garçon (musulman ou non) arrive vierge au mariage
aujourd’hui ? Pour les filles, en particulier pour les musulmanes,
c’est autre chose, au point que certaines d’entre elles se font opérer
pour reconstituer leur hymen ou que d’autres acceptent la sodomie,
non par choix mais pour ne pas avoir à « confesser »
leur défloration ! Loin d’avancer vers un degré « moral » supérieur,
on plonge, dans ce cas, dans la pire hypocrisie. C’est ce
qu’ont dénoncé, entre autres, les féministes mobilisées dans le
CNDF.
Les clivages suscités par ce débat, sont loin d’être estompés
[32]. Ils se retrouvent d’ailleurs dans la manière dont les unes,
les uns et les autres se positionnent sur la question de la lutte
contre les violences envers les femmes. Les militantes du
CNDF, pour qui la violence contre les femmes, est l’expression
d’un rapport de domination, ont été à l’initiative, à l’automne
2004, d’une campagne unitaire contre les violences, espérant par
des mobilisations multiformes, obtenir de nouveaux moyens
pour développer l’aide aux victimes, voire obtenir une loi sur le
modèle de « la loi intégrale » espagnole qui prévoit, en principe,
une prise en compte globale de la violence de genre et des
moyens pour organiser la prévention. D’autres, craignant de voir
ternir la réputation des jeunes garçons des banlieues en arrivent
à minimiser les violences réelles subies par les filles, dans les
cités [33]. Mais au-delà de ce débat, la question qui est posée, est
celle de savoir s’il est possible et nécessaire d’articuler les luttes
qui remettent en cause les différents rapports de domination (de
classe, de genre, d’« ethnie » ou d’autres encore), sans sacrifier
une de ces luttes, au profit des autres. Le débat ne fait que
commencer (Trat 2004b).
Conclusion
Au terme de ce parcours, quatre grandes lignes d’argumentation
différentes se dégagent de ce champ idéologique complexe
:
1) On ne peut rien changer ; il faut respecter la différence
(naturelle ou divine) des sexes. Ce discours est porté principalement
par des psychologues, des psychanalystes et des religieux,
de toutes confessions.
2) Tout est changé : nous sommes tous et toutes libres et
égaux. Il n’existe plus de rapports sociaux de domination entre
classes sociales, genres ou « ethnies » différentes ; nous sommes
tous et toutes de simples individus suffisamment fort-e-s
pour nous défendre seul-e-s. Chacun et chacune est libre de
faire ce qu’il veut : plus besoin de législation contraignante en
matière de prostitution, de harcèlement sexuel, ou de mères
porteuses [34]. Pourtant l’égalité garantie par la Constitution,
n’existe pas dans les faits. C’est cette réalité de base qu’oublient,
par exemple, M. Iacub ou É. Badinter, intellectuelles protégées
socialement et dont l’existence n’a rien à voir avec celle de la
majorité des femmes et en particulier, de celles qui ont prétendument
choisi librement le métier de la prostitution. Pour
M. Iacub, comme pour É. Badinter, la domination masculine a
été balayée (excepté, dans quelques secteurs « arriérés » de la
banlieue et du monde).
3) On voit émerger une troisième ligne d’argumentation
dans le sillage de l’appel « Nous les indigènes de la République
» [35]. Pour ce courant, l’oppression existe mais l’oppression
principale est celle qui résulte des discriminations raciales,
liées au « post-colonialisme ». Il ne s’agit plus dans cette
perspective de dénoncer l’oppression des femmes par les
hommes comme un rapport social transversal à toute la société
mais de stigmatiser le racisme post-colonial de « la France »,
appréhendée comme une entité homogène. Dans ce cas, il n’est
pas question de lutter pour l’autonomie des femmes mais
d’appeler les femmes « indigènes », à se joindre à la lutte contre
l’ennemi principal, l’impérialisme ou le post-colonialisme.
4) Pour un quatrième courant, les rapports sociaux de sexe
sont loin d’avoir disparu. Ils se recomposent et se combinent
aux autres rapports de domination, de classe et d’« ethnie ». Ce
qui explique pourquoi les femmes, des milieux populaires en
particulier, continuent d’assurer 80 % du noyau dur des tâches
domestiques ; qu’elles n’ont toujours pas droit au même titre que
les hommes à un travail à part entière ; que les inégalités de
salaire se sont aggravées dans les vingt dernières années ;
qu’elles représentent 80 % des travailleurs pauvres etc., qu’elles
sont victimes de violences dans toutes les classes sociales et
qu’elles sont marginalisées dans la vie politique. Pour ce
quatrième courant, il ne s’agit pas d’entrer dans une logique de
« victimisation » [36], mais d’aider les femmes à reconnaître
qu’elles sont victimes d’une oppression et à ce titre discriminées
et de les encourager à entrer dans une lutte collective, en lien
avec d’autres mouvements sociaux, pour une société égalitaire,
en vue de gagner leur autonomie. À l’inverse, pour É. Badinter,
les violences subies par les femmes, ne sont pas l’expression
d’un rapport social mais le résultat de « pathologies individuelles
». C’est pourquoi parler de victimes semble un gros mot
pour É. Badinter, M. Iacub, H. Le Bras (2003) et quelques
autres. En effet, utiliser ce terme serait admettre qu’il y a une
oppression sociale qui doit être remise en cause collectivement.
É. Badinter a raison sur un seul point. Il y a des différences
entre femmes, en fonction des leur appartenance sociale : les
femmes qui ont de gros revenus, comme elle, peuvent avoir
l’illusion d’être totalement libérées grâce à la liberté que leur
donne l’argent. Mais ce n’est qu’une illusion à courte-vue qui les
conduit à se désolidariser du combat féministe auquel pourtant
elles doivent une grande partie de leur liberté de pensée et
d’action.
Josette TRAT
Maître de conférence de sociologie,
Université de Paris 8,
UMR-CNRS Genre, Travail, Mobilités.
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TRAT Josette. 2004a. « Laïcité et droits des femmes ». Critique
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Voir aussi sur ESSF : Laïcité et les droits des femmes
TRAT Josette. 2004b. « À la recherche de l’ennemi principal ».
Critique communiste, hiver 2004, n° 174, p. 92-97.
Voir sur ESSF : On ne peut taire les critiques à l’égard du voile au nom de la solidarité avec les jeunes des quartiers populaires. Contre le racisme et pour les femmes
TRAT Josette. 2005. « Ordre moral et différentialisme au centre des
modèles religieux catholiques et musulmans ». Contretemps,
janvier 2005, n° 12, « À quels saints se vouer ? – Espaces publics et
religions », p. 43-51.
Voir sur ESSF : Ordre moral et différentialisme au centre des modèles religieux catholiques et musulmans
TRAT Josette. 2006. « La responsable féministe, la “mauvaise tête”
dans les organisations mixtes ». Cahiers du genre, hors série,
« Féminismes. Recompositions et mutations », à paraître.