Les Japonais s’excusent beaucoup par les temps qui courent. Le grand champion de sumo Asashoryu a ouvert le ban, le 5 février, suivi le lendemain par le président de Toyota, Akio Toyoda, petit-fils du fondateur. Tous deux ont présenté des excuses publiques : le premier pour avoir failli au code de bienséance du sumo et le second pour des défauts de fabrication dans ses voitures. Ce dernier a poursuivi sa « prestation » devant le Congrès américain, mercredi 24 février.
Asashoryu s’excusait de ses frasques : « grand champion » , il figure parmi les lutteurs légendaires de l’après-guerre par le nombre de victoires. Mongole âgé de 29 ans, il était l’enfant terrible d’un sport qui remonte à la nuit des temps.
Les Japonais attendent d’un grand champion plus que des victoires : une dignité (contrôle des émotions dans le succès comme dans la défaite) dont ne faisait guère preuve l’impulsif lutteur, sûr de ses muscles. Lorsqu’en janvier, à la suite d’une soirée arrosée, il boxa un client à la sortie d’une boîte de nuit, le seuil de tolérance de l’Association du sumo fut franchi. Risquant l’expulsion, il annonça qu’il se retirait et présenta ses excuses.
Sur des registres certes différents, Asashoryu et Toyoda, au faîte de leur puissance, se pensaient inattaquables. Ce sentiment d’invulnérabilité a peut-être été une des causes des déboires du constructeur automobile : la déférence au sein de l’entreprise conjuguée à une obsession de la perfection, qui se traduisait par une opacité vis-à-vis de l’extérieur, n’a pas facilité la « remontée » de l’information. Son assurance altière ne préparait pas non plus M. Toyoda à gérer une crise d’autant plus difficile à contenir que l’« offensive » partait de l’étranger. Et pour la première fois de son histoire, Toyota a rejoint le cortège des entreprises nippones dont les dirigeants se livrent au rituel des excuses.
Dans une société hautement formaliste comme le Japon, les excuses font partie du code des relations sociales. Courbettes, prosternations, formules convenues : elles peuvent êtres sobres ou prendre un caractère spectaculaire. Souvent pour un rien, elles suscitent le sourire ou la morgue des Occidentaux. Rejetées dans le registre de ces comportements étranges qui semblent « défier » leur compréhension, elles sont ramenées à cette simplification-trahison de la complexité des choses qu’est le cliché. Et est appelé à la rescousse le « folklore » nippon : l’immanquable code d’honneur du samouraï ou la « culture de la honte ».
Les excuses sont l’expression d’une responsabilité sociale assumée. Elles ne sont pas forcément synonymes d’humilité. Elles s’inscrivent dans une société où l’individu se définit dans ses relations aux autres et non par rapport à un principe transcendantal. La notion d’individu ne relève pas ici d’une conception abstraite du moi, maître de ses choix et centre de l’Univers. A l’hypertrophie de l’ego occidental, le Japon oppose un moi réservé, auquel on a appris dès l’enfance à rester en retrait par rapport à autrui et à contrôler ses expressions. Une conception de l’individu qui peut, certes, être oppressante.
Le Japon ne diffère guère en cela d’autres civilisations extrême-orientales mais il a poussé plus loin la codification des comportements et l’étiquette, sources de pondération. Un code de convenance qui peut paraître « ringard » à des sociétés qui encouragent à « se lâcher » et ont fait de la spontanéité, du rapport « franc » et « direct », la norme des comportements. Il y a quarante ans, de retour du Japon, Roland Barthes posait la question : « Pourquoi, en Occident, la politesse est-elle considérée avec suspicion ? »... « Pourquoi un rapport informel (comme on dit avec gourmandise) est-il plus souhaitable qu’un rapport codé ? » (L’Empire des signes, Points Essais, 2007).
La politesse nippone, dont les excuses sont une figure, est souvent suspecte comme si elle cachait quelque chose. Elle ne cache rien : elle est simplement un moyen de réguler les relations sociales. Les excuses peuvent s’exprimer par la contrition (on peut exhiber sa sincérité en se rasant le crâne, en se coupant le petit doigt - pratique de la pègre peu courante -, en se donnant la mort...) ou, le plus souvent, par des courbettes et des formules appropriées.
Akio Toyoda a fait des excuses sobres - regardées avec suspicion par la presse américaine qui attendait une contrition plus « japonaise ». Les explications viennent dans un deuxième temps. Les Japonais qui emploient des Américains ou des Européens sont toujours surpris de l’attitude de ceux-ci : en cas de faute ou de retard, ils présenteront leurs excuses (dans le meilleur des cas...), mais les assortiront de raisons justificatrices (embouteillages, erreur informatique...).
Les financiers nippons se sont excusés à la suite de l’éclatement de la « bulle spéculative » du début des années 1990. Ce ne fut guère le cas de leurs homologues américains ou européens lors de la crise des « subprimes » (échafaudages de crédits immobiliers) qui, en revanche, demandèrent des indemnités de départ et allèrent voir leur avocat. Au tour des Japonais d’être surpris... Certes, les excuses ne changent rien au dommage causé. Du moins signifient-elles que quelqu’un ne se dérobe pas à sa responsabilité sociale.
Philippe Pons