Le guitariste et chanteur afroaméricain J.B. Lenoir (1926-67) appartient à la catégorie des musicien(ne)s de blues qui - sans avoir recours au double talk (language métaphorique) – dénonçait souvent dans leurs blues ouvertement les inégalités et injustices sociales, la discrimination raciale, la violence contre les minorités ou les guerres de Corée et du Vietnam.
Dans les années 50 J.B. Lenoir, très populaire dans les ghettos noirs, faisait partie des musicien(ne)s de blues qui ont créé le Chicago Blues moderne. Ce style de blues fut une source majeur pour la musique rock. L’émergeance de celle-ci et de la musique soul a contribué à la chute de popularité de Lenoir parmi la jeunesse afroaméricaine. De ce fait, comme d’autres musicien(ne)s de blues important(e)s, il tombait dans l’oubli. Dès que J.B. Lenoir ne fut tellement « rentable », les maisons de disque le lachèrent d’autant plus facilement que certains de ses blues leur paraissaient trop politiques. En 1953 l’administration Eisenhower est intervenue afin d’obtenir l’interdiction du « Eisenhower Blues » qui dénonçait la politique anti-sociale menée par le président. Ce blues a été réédité plus tard sous le titre « Tax Payin’ Blues » - avec un texte modifié ! Ce n‘est que vers la fin des années 60 qu’un nouveau public, essentiellement blanc, commença à s’intéresser à l’œuvre de Lenoir, comme en témoigne le morceau « The Death of J.B. Lenoir » enregistré en 1967 par le blues-rocker anglais John Mayall. Dans le film „The Soul of a Man“ (2003) le réalisateur allemand Wim Wenders a utilisé plusieurs extraits de films de l’époque montrant J.B. Lenoir. On y voit aussi Cassandra Wilson chanter une version boulversante du „Vietnam Blues“ de Lenoir.
Born dead
Les deux albums « Alabama Blues »* et « Down in Mississippi »*, enregistrés en 1965 et 1966 pour la marque allemande L+R-Records, ont été les premiers disques de blues s’inscrivant dans le mouvement de lutte des Noirs pour les droits civiques dirigé par Martin Luther King. En témoignent plusieurs titres : « Alabama Blues » (blues sur la répression sanglante à l’égard des Noirs), « Alabama March », « Shot on Meredith » (blues traitant de l’assassinat de l’étudiant noir Meredith par la garde nationale) ou encore le très poignant « Born dead“. Dans ce morceau J.B.Lenoir chante : »Je suis mort-né, puisque je suis né dans le Mississippi". Tant au niveau de la forme que du contenu, ces enregistrements constituent un essai de synthèse réussi entre le blues rural du Sud et le blues citadin du Nord. Ces deux albums, qui comptent parmi les documents importants de l’histoire culturelle et musicale afroaméricaine, n’ont été publiées que beaucoup plus tard aux Etats-Unis : L’industrie de disque contrôlée par une fraction du capital euroaméricain voulait faire oublier l’œuvre de J.B. Lenoir en le traitant égalememt comme un mort-né.
Invisible
Dans le roman « Invisible man »** de Ralph Ellison (1914-94), une des grandes œuvres de la littérature afroaméricaine, on trouve une autre métaphore pour la même expérience noire : l’invisibilité sociale. Dans la préface de ce roman paru en 1952 Ellison se déclare comme étant « invisible » : On ne veut pas le voir bien qu’il soit „un homme réel, de chair et os, de fibres et liquides - et on pourrait même dire que je suis capable de raisonner“. Mais en tant que Noir il est ignoré et mis à l’écart de la société blanche comme s’il n’existait pas - ou comme s’il était mort-né aux Etats-Unis selon les termes de J.B. Lenoir.
Albert Stolz
* Ces deux albums de J.B. Lenoir sont réunis sur le CD « Vietnam Blues », Evidence ECD 26066
** Ralph Ellison, Homme invisble, pour qui chantes-tu ?, Grasset 2002.