Philosophe marxiste, fondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), figure chaleureuse du débat intellectuel français, Daniel Bensaïd est mort hier d’une longue maladie, à l’âge de 63 ans. Dans la galaxie de la pensée radicale, il incarnait une voie médiane, tout à la fois fidèle au projet marxiste et désireuse d’affronter sans détour les impasses du communisme « réel ». Ami de toujours d’Alain Krivine, globe-trotter habitué des forums sociaux aux quatre coins du monde, il appartenait à cette frange du trotskisme qui, depuis trente ans, tente de concilier le gauchisme politique hérité de la IVe Internationale et le gauchisme culturel né en 1968. Sans toujours y arriver.
Sa mère était modiste à Oran. Son père fut un temps apprenti boxeur : « La boxe offrait aux Juifs d’Afrique du Nord une possibilité de promotion sociale », raconte-t-il dans son autobiographie [1]. Il naît en 1946, à Toulouse, où le couple est venu ouvrir Le Bar des amis, à deux pas de ce qui deviendra l’usine AZF. « La cellule communiste du quartier tenait au bistrot ses réunions annuelles de remise des cartes. » Devenu trotskiste, il n’a jamais renié son attachement à la notion de « parti » et, ces dernières années, aux théoriciens altermondialistes qui proposaient de s’en débarrasser, il répliquait : « Supprimez la médiation des partis et vous aurez le parti unique - voire l’Etat - des « sans-parti ». On n’en sort pas. » [2]
Pilotage. En 1968, il est sur les barricades. Etudiant à Normale Sup, il est déjà l’un des dirigeants des Jeunesses communistes révolutionnaires (JCR). Ses camarades de manifs s’appellent Krivine, donc, ou encore Henri Weber, aujourd’hui sénateur socialiste. Bensaïd et Weber passent l’été ensemble, enfermés dans l’appartement de Marguerite Duras pour écrire Mai 1968 : une répétition générale ? Mais Bensaïd n’a jamais joué l’ancien combattant. Voilà ce qu’il en disait : « Assez de ressassements soixante-huitards, de glu générationnelle, de souvenirs de chambrées sublimés en plus bel âge de la vie. On en a trop dit, et trop fait. Une montagne, ce qui fut un pli ou une bosse sur une morne plaine, mais point une cime historique s’élançant à l’assaut du ciel. »
En 1969, la JCR devient la LCR et, depuis Bensaïd, n’a pas cessé de participer au pilotage du mouvement, y compris sous l’ère Besancenot et jusqu’à la fondation du NPA en 2009, qu’il a théorisé et accompagné en lançant un centre de réflexion, la Société Louise Michel. Avec son accent du Sud et son infinie gentillesse, il était toujours disponible pour expliquer - et justifier - la ligne du parti et ses divers à-coups. A partir du milieu des années 90, il publie plusieurs ouvrages sur l’actualité de la pensée de Marx. Plus récemment, il animait une revue, ContreTemps, carrefour d’une gauche radicale qui se cherche, se confronte, ne fait pas semblant d’avoir réponse à tout. Une ouverture intellectuelle dont le revers était de donner, parfois, l’impression que la révolution tenait surtout de « l’hypothèse stratégique », du « pari mélancolique » - au point de devenir, notait le philosophe Philippe Raynaud, « une sorte de supplément d’âme du radicalisme démocratique » [3].
Séfarade. Selon la boutade attribuée à Annie Kriegel, la seule raison pour laquelle les discussions à la tête de la Ligue n’avaient pas lieu en yiddish, c’était que Bensaïd était séfarade. De fait, dans la LCR des premiers temps, les Juifs dominent largement et parmi eux, les ashkénazes. Lui venait de l’autre branche du judaïsme et si, toute sa vie, il s’est voulu « profane » et « mécréant », il n’en fut pas moins très sensible aux travaux de Walter Benjamin, théoricien d’un « messianisme révolutionnaire » rassemblant Marx, le judaïsme et l’école de Francfort. Au début de la deuxième Intifada, il prit l’initiative, avec Rony Brauman, d’une pétition titrée « En tant que Juifs… » qui critiquait l’idée que les juifs de France aient obligatoirement à approuver la politique israélienne. Symétriquement, il voyait en Tariq Ramadan « un adversaire stratégique dans la lutte au long cours pour la sécularisation du monde » - mais sans exclure des alliances « de circonstance ». [4]
Daniel Bensaïd sera inhumé dans l’intimité. Les 22 et 23 janvier, un colloque intitulé « Puissances du communisme » se tiendra à l’université de Saint-Denis, avec, entre autres, les philosophes Jacques Rancière et Etienne Balibar. Il en était l’initiateur. Depuis quelque temps, ses amis avaient compris qu’il n’y serait pas. Le [dimanche 24] une soirée d’hommage aura lieu à l’initiative du NPA.
Eric Aeschimann
Alain Krivine : « il a actualisé le marxisme »
Alain Krivine, cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) avec Daniel Bensaïd :
« Il appartenait à toute une génération militante qui avait fait ses preuves en 1968. Lui n’a pas abandonné le drapeau de la révolte et de la résistance. Il incarnait la continuité du combat révolutionnaire.
Il a actualisé le marxisme, n’en a pas fait un dogme sectaire. Il avait une renommée nationale et internationale méritée. C’était un révolutionnaire d’actualité. Daniel faisait partie des plus enthousiastes à la création du NPA, sans aucune réticence à l’idée d’une nouvelle organisation. C’était la culture, la joie de vivre, la convivialité. Même dans les débats ses adversaires lui reconnaissaient une grande convivialité. »