Nous ne sommes pas philosophes. Alain Badiou est philosophe, et parmi les
penseurs aujourd’hui en exercice en France, peu nous sont d’une utilité
réelle comparable à la sienne : son Ethique, son Siècle, et, plus récemment,
Circonstances 3, Portées du mot « Juif », [1] nous aident à penser, à nous
positionner, en accord souvent, en divergence ou en écart parfois. Ce
dernier ouvrage, en particulier, nous aide à envisager les luttes contre le
racisme et l’antisémitisme dans une perspective universaliste qui soit en
même temps à l’écoute des singularités. Badiou nous est utile, par sa
pensée, chaque jour, car il est un des derniers à ne pas se contenter d’une
critique partielle de l’état des choses, à ne pas se satisfaire de tactiques
ponctuelles de résistance. Il nous invite au contraire à envisager une
stratégie générale pour transformer notre vie quotidienne, à « vivre
enfin », plutôt que continuer de survivre, plutôt que d’entretenir la
reproduction d’une organisation sociale qui ne nous promet, au mieux, qu’une
survie atone.
Or, depuis un certain temps déjà, depuis la sortie de son dernier ouvrage
surtout, dans les cercles « intellectuels », à l’université, il semble que
prononcer le nom d’Alain Badiou doive nous rendre suspects. « Badiou, ça
craint » avons-nous pu entendre, interloqués, de la bouche d’un respectable
professeur... qui n’en avait jamais lu une ligne. En revanche, des lignes sur
Badiou se publient, ces temps-ci dans Le Monde, [2] dans Les Temps modernes,
où il fait l’objet d’authentiques calomnies. Dans le dernier numéro des
Temps Modernes, en particulier, les bornes sont dépassées, et nous taire
serait laisser faire, être passivement complices. Nous devons donc parler.
Non pour défendre, loin s’en faut, un « maître » - car nous n’en avons
pas - mais pour nous défendre nous-mêmes, qui subissons déjà bien assez les
pressions pour cesser d’envisager la moindre perspective d’émancipation.
On veut nous interdire tacitement une des plus précieuses contributions
contemporaines à la pensée émancipatrice, en jetant sur le nom de Badiou, de
façon diffamatoire, l’anathème. Le titre de l’article d’Eric Marty (« Alain
Badiou : l’avenir d’une négation ») [3] selon une sophistique empruntée
précisément à ceux parmi lesquels il voudrait pouvoir ranger incidieusement
le philosophe, insinue tout d’abord que Badiou devrait dorénavant compter
parmi les négationnistes. La dramaturgie de la table des matières de ce
numéro de la revue est conduite en ce sens, pour faire de l’article de Marty
son point culminant. D’abord, un éditorial de Claude Lanzmann invite à ne
pas remettre en question la loi Gayssot, en réponse aux historiens qui
réclament que l’Etat cesse d’énoncer une histoire officielle. Puis un
discours prononcé par le même Lanzmann au mémorial de la Shoah, dont il fait
précéder la publication de l’insidieuse note, qui désigne une urgence, à ses
yeux, de faire front : « On comprendra, à la lecture des articles de
Jean-Claude Milner et d’Eric Marty, pourquoi il m’a paru nécessaire de
publier, en ouverture de ce numéro et précédant leurs deux textes, de
Discours du Souvenir que j’ai prononcé dans la matinée du 9 octobre 2005 au
Mémorial de la Shoah ». Ensuite, l’article de Jean-Claude Milner répond
implicitement à Badiou en réinvestissant la notion de « Juif de négation ».
Enfin, s’étendant sur 35 pages, la prose de Marty invoque tout ce qui lui
tombe sous la main, jusqu’au diagnostic psychiatrique sauvage, pour tenter
de jeter un discrédit sur Badiou et son ouvrage. Il lui prête pêle-mêle l’
« ambition d’effacer la Shoah de la mémoire », une « rivalité » et une «
hostilité » à l’égard des Juifs, le compare à Le Pen, à un fou taoïste d’un
album de Tintin [4] ( !)... La laborieuse lecture de Marty, pour quiconque a
pris connaissance de Circonstances 3, est une pénible épreuve tant la bonne
foi, l’honnêteté intellectuelle la plus élémentaire, ou la simple probité y
sont mises à mal.
Qu’on n’attende pas de nous une réponse à Marty, l’exégèse d’un texte
malhonnête en tout point serait fastidieuse et inintéressante. Lui-même nous
en dispense ; il suffit d’aller à la source de chacune de ses citations du
livre de Badiou pour, en lisant les phrases qui suivent, voir s’effondrer
les procès d’intentions qu’Eric Marty construit entièrement. Qu’on aille y
voir ! Que chacun juge sur pièces ! Il faut au moins souligner l’inconséquence du rédacteur, comme celle du directeur de la revue qui le publie. Si, réellement, l’écrit de Badiou leur semble relever d’un début de commencement d’une ombre d’antisémitisme, nous serions fort divertis de les voir en saisir un tribunal, à l’appui de la loi Gayssot ou de la loi de 1972 contre le racisme, pour que le procès en soit instruit. Ils ne le feront
évidemment pas, car ils savent eux-mêmes trop bien qu’ils auraient alors à y
répondre de diffamation. Qu’est-ce alors que cette rumeur qu’on veut
répandre sur Badiou ?
Pour quoi faire ? L’enjeu semble bien clair : au nom du risque, toujours
effectivement présent, d’une résurgence du fascisme qui a, plusieurs fois
accouché du pire, c’est-à-dire du génocide, non seulement en Europe à l’encontre des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux, mais aussi ailleurs, l’extermination des Rwandais Tutsi, celle des Arméniens... il faudrait que nous nous rangions à un consensus supposé nous en prémunir. Et, pour les Temps Modernes, ce consensus doit se cimenter autour de la défense d’Israël. Mais que survienne un dissident à ce consensus, et que celui-ci ne soit pas fasciste, mais au contraire universaliste, résolument tourné vers une stratégie d’émancipation radicale, et il leur semble alors bien encombrant. Encore un peu et il en viendra à formuler d’embarrassantes
vérités. Par exemple : toute communauté se fonde d’abord sur ceux qu’elle
exclue (Israël ou la France n’en sont pas les moindres exemples, de la
politique démographique à celle des charters). Voilà pourquoi il était, aux
yeux de ceux-là, urgent de jeter l’anathème « rouge-brun » : Alain Badiou
démonte la sophistique qui voudrait recouvrir les oppressions du présent
sous la nécessaire vigilance déduite des crimes antisémites. Des 35 pages de
Marty, seul le titre (« Alain Badiou : l’avenir d’une négation ») vise à
être retenu, selon le vieil adage « mentez, il en restera toujours quelque
chose », la rumeur parisienne n’a plus qu’à faire le reste : « Badiou, ça
craint ».
Si nous restions silencieux face à l’anathème jeté sur le nom d’Alain
Badiou, il nous faudrait nous préparer à voir de petits procureurs
malveillants se dresser pour abattre ou discréditer un à un chaque penseur
de l’émancipation jouissant encore d’une certaine audience, jusqu’à ce que
nous n’ayons plus de droit de citer ou de lire que les bons gardiens de l’
état des choses. La démocratie se fonde sur l’exercice du dissensus, de la
contradiction, du débat. Voilà qui l’oppose directement aux ambitions
totalitaires des inquisiteurs, qui ne voudraient voir qu’une seule tête, qu’
une seule opinion ! Nous devrions tous penser pareil ? Nous satisfaire
éternellement de l’actuel (dés)ordre des choses ? Débattons avec Badiou, il
faudra alors se mettre à la hauteur de sa rigueur ; et le débat n’a donc pas
encore commencé ! Car la procédure de Marty consiste à fantasmer une
position non-dite de Badiou et à pourchasser ce fantasme. Qu’on commence
donc à lire Badiou !
Face au petit inquisiteur Marty, il faut affirmer : si la pensée de Badiou
est « scélérate » comme il la caractérise, alors nous nous inscrivons dans
cette « scélératesse », et il en trouvera bien d’autres, chantant, comme les
communards : « C’est la canaille ! Eh bien, j’en suis ! »
[1] Alain Badiou, Circonstances 3, Portées du mot « Juif », Lignes &
Manifestes, 2005, Paris, 128 p, 14, 90 €.
[2] Voir Le Monde des livres l’articles de Frédéric Nef (23/12/2005) et la
salutaire réponse de Daniel Bensaïd (27/01/2006).
[3] Eric Marty, « Alain Badiou : l’avenir d’une négation (à propos de
Circonstances 3, Portées du mot « Juif ») », Les Temps Modernes, n°635-636,
Novembre-décembre 2005/janvier 2006, pp. 22-57.
[4] Eric Marty, article cité, p. 38-39.