Où va nous conduire notre aveuglement collectif sur les quartiers sensibles ? Nous sommes au bord du vide et cela ne semble émouvoir personne, en dehors des élus de banlieue fatigués de crier dans l’indifférence. Alors oui, on peut continuer de disserter sur l’identité nationale, sur l’islam, sur le communautarisme. On peut critiquer la votation suisse interdisant la construction de nouveaux minarets et s’inquiéter du mouvement général de crispation des sociétés européennes vis-à-vis des immigrés et de l’islam.
Mais comment ne pas voir que la société française participe tous les jours à un référendum contre les « jeunes à capuche » ? Non pas avec des bulletins glissés dans les urnes. Mais un vote avec nos pieds, dans nos choix d’employeurs, d’élus, de parents, de voisins. Car cette catégorie sociale cristallise, à tort ou à raison, une triple angoisse dans notre société vieillissante : la jeunesse, l’immigration et l’islam. Une génération à laquelle on prête toutes les menaces, parfois contradictoires : du « repli communautaire » au communautarisme conquérant, de l’intégrisme religieux à la boulimie de consommation, de l’absence d’identité au trop-plein identitaire.
Sans se l’avouer, nous avons basculé dans une société de la peur et du rejet vis-à-vis d’une jeunesse perçue comme une nouvelle « classe dangereuse ». Nous, collectivement, sans passer par un vote comme les Suisses, mais par nos pratiques, nos attitudes sociales. Un chiffre témoigne de la gravité de cette coupure : dans les zones urbaines sensibles (ZUS), 41,7 % des hommes de 15 à 24 ans sont au chômage, soit le double de la moyenne nationale pour les garçons du même âge, déjà très élevée par rapport au reste de l’Europe.
Un tel niveau de discriminations traduit un choix collectif, pas simplement une accumulation d’accidents ou de dérives individuelles. Nous ne sommes pas dans le « fait divers » de la discrimination mais bien dans un phénomène de société : même s’il existe des exceptions, même si des grandes écoles et des entreprises jouent le jeu de la diversité, les jeunes de banlieue, en particulier les hommes, peinent toujours autant à trouver leur place.
La faute aux employeurs, coupables de discriminations ? Sans doute. La faute aux jeunes eux-mêmes, « inemployables », trop éloignés des codes de l’entreprise, insuffisamment formés, parfois mal insérés ? Certainement. Mais on voit bien que ce niveau d’explication est insuffisant. Remontons d’une case dans le Meccano social. Les jeunes des ZUS, surtout les garçons, sont deux fois plus nombreux que les autres à n’avoir aucun diplôme à la fin de leur scolarité. Quand ils obtiennent des qualifications, elles sont systématiquement moins élevées que leurs concurrents du même âge sur le marché de l’emploi.
Qui peut honnêtement s’étonner de ce résultat ? Si on remonte encore d’une case, à l’intérieur même du système éducatif, on constate que les classes moyennes et supérieures y déploient des stratégies toujours plus élaborées pour éviter la scolarisation de leurs enfants dans les écoles et collèges où la proportion d’élèves pauvres ou issus de l’immigration est jugée trop élevée. Ce n’est plus un référendum mais un plébiscite : comme l’a montré l’économiste Eric Maurin dans Le Ghetto français (Le Seuil), nos choix résidentiels et scolaires sont dictés par la volonté d’éviter la cohabitation avec les classes sociales inférieures. C’est vrai pour les classes populaires. Mais c’est surtout valable pour les milieux favorisés : les recherches en cours du sociologue Hughes Lagrange montrent que dans les quartiers métissés de Paris, où vivent bon nombre de « bobos » supposés ouverts sur les questions de diversité, la composition ethnique des collèges n’a rien à voir avec celle des quartiers où ils sont installés.
Le métissage, oui ; mais pas pour ses enfants, que l’on s’empresse de scolariser ailleurs ou dans le privé pour les protéger des menaces supposées de la mixité sociale. Une « sécession sans guerre », selon l’expression du chercheur, qui amène à concentrer dans les quartiers les élèves en difficulté, lesquels échouent ensuite en plus grand nombre et finissent par rejoindre les bancs de Pôle emploi.
Dans ce contexte, faut-il s’étonner que nos élus soient réticents à construire des logements sociaux et à partager la « misère du monde » ? Là encore, les maires constituent une cible facile : parce qu’en réalité ils suivent leur opinion publique, leur électorat. La mixité dans l’habitat ? A faible dose, en contournant les lois qui imposent un minimum de HLM. Le désenclavement des quartiers ? Pas trop vite, pour ne pas ramener la « racaille ». Les expériences de « busing » pour amener les élèves des cités dans les écoles des beaux quartiers ? A dose homéopathique. La rénovation urbaine ? Oui, mais en veillant à reconstruire la plupart des immeubles dans les mêmes cités.
« Le métissage, c’est la volonté de vivre ensemble. Le communautarisme, c’est le choix de vivre séparément », écrit justement Nicolas Sarkozy dans sa tribune publiée dans Le Monde (daté 9 décembre). Mais qui, dans la France actuelle, choisit de vivre séparément ? Pas tant les habitants des quartiers, assignés à résidence, empêtrés dans la pauvreté au point que la moitié des mineurs vit sous le seuil de pauvreté. « La logique du ghetto arrange tout le monde », résume Claude Dilain, maire de Clichy-sous-Bois. Surtout les classes moyennes et supérieures, en réalité.
Luc Bronner