Depuis deux décades, nous Algériens - restés au pays et/ou exilés -,
avons fait l’expérience, ô combien amère, de l’abandon par la gauche,
l’extrême gauche, et les organisations de droits humains de la cause
anti-intégriste et laïque que nous défendons.
Or c’est au nom des droits religieux, des droits des minorités, des
droits culturels que les organisations de droits humains et d’une
partie de la gauche ont soutenu les intégristes.
Car ils reprennent à leur compte, sciemment ou pas, plusieurs des
prétentions des intégristes : celle d’être les représentants d’un
peuple opprimé, celle d’être les représentants, quasi exclusifs, de
l’Islam et des musulmans, celle d’être porteurs d’une loi
authentiquement islamique.
Cette démission de ceux qui auraient du être nos alliés est sous
tendue par une grande confusion idéologique et conceptuelle, en
particulier entre islam, musulmans (qu’ils utilisent de façon
interchangeable), intégristes ; sans parler de leur usage immodéré et
erroné du terme ’sharia’. Or, chaque fois que ces confusions sont à
l’œuvre, elles apportent, de fait, de l’eau au moulin intégriste. Ces
confusions sont voulues et manipulées par les intégristes.
Par exemple, j’appartiens à un réseau international qui s’appelle
’Femmes Sous Lois Musulmanes’ (Women Living Under Muslim Laws). Notez
bien les termes utilisés et le pluriel. Vous ne pourriez imaginer le
nombre de fois où cela se transforme en ’Femmes Sous Loi
Musulmane’ (au singulier) ou même ’Femmes sous Loi
Islamique’ (encore cette année dans l’Humanité !). Il apparaît
immédiatement que pour bien des gens, y compris des journalistes, y
compris des intellectuels, y compris des militants qui nous
soutiennent, d’une part islam et musulman sont des mots équivalents,
et d’autre part qu’il existe une loi divine issue de l’islam.
Islam
L’islam est une croyance, une idéologie, une philosophie, ce terme
appartient donc au domaine des idées, des débats philosophiques et
théologiques. Mais comme le dit le théologien Soheib Bencheikh [1] :
’je n’ai jamais vu un Coran marcher dans la rue’. C’est donc par la
lecture qu’en font des gens bien réels que nous approchons un texte
quel qu’il soit. Ou bien la spécialiste du Fiq Ziba Mir Husseini [2],
quand quelqu’un ose dire devant elle : ’l’islam dit que…’, rétorque :
’L’islam ne parle pas’. L’un comme l’autre affirment ainsi avec
humour que l’islam est nécessairement médiatisé au travers de gens
réels et différents, en particulier de croyants et pratiquants
musulmans, qui prétendent le représenter et l’incarner.
Il ne viendrait à l’idée de personne de confondre christianisme (la
doctrine) et chrétiens (les gens), ni de prétendre que tout ce que
dit et fait quelqu’un qui se dit chrétien reflète nécessairement les
idées ou les valeurs du Christ. Cette confusion est pourtant
constamment faite entre islam et musulmans. Il est donc parfaitement
indispensable de distinguer l’idée de ce qu’en disent et font ses
interprètes et ses incarnations.
De plus, il ne viendrait non plus à l’idée de personne de prétendre
que les idées ou les valeurs dites chrétiennes sont identiques, selon
qu’elles sont présentées par l’Opus Dei ou bien par les tenants de la
théologie de la libération en Amérique latine. Pourtant cette
homogénéité dans les interprétations est prêtée à l’islam.
Malgré l’évidence, il y a encore beaucoup de gens qui feignent
d’ignorer qu’il y a des lectures de l’islam progressistes et des
lectures de l’islam extrêmement régressives. La comparaison avec
l’Opus Dei, d’une part, et la théologie de la libération d’autre part,
est parfaitement soutenable en ce qui concerne les théologiens
progressistes et ultra conservateurs dans l’islam.
A moins que l’on ne soit personnellement concerné en tant que croyant,
en tant que laïques, nous n’avons pas à nous occuper de l’islam.
Chaque fois que nous utilisons le mot ’islam’, alors que nous parlons
en fait de gens bien vivants qui se disent adeptes de cette idéologie,
nous donnons de l’eau au moulin intégriste : en effet, lui, veut
entretenir la confusion, ce qui lui permet de prétendre que c’est
l’islam qui est attaqué chaque fois que l’on critique ce que disent et
font des gens qui se disent musulmans - et les intégristes en
particulier qui prétendent ’être’ l’islam. C’est ainsi qu’ils ont
forgé le concept d’islamophobie qui fait florès partout en Europe
(alors qu’il s’agit souvent dune fondamentalistophobie fort
justifiée !) et réduit au silence ceux tentés d’avoir une vue critique
de leurs actions.
En ce sens, peu importe que l’on dise : ’ l’islam est une religion de
paix, de tolérance, etc…’, ou bien que l’on dise l’inverse : ’ l’islam
est une religion de violence, de barbarie, etc…’. Dans les deux cas,
on essentialise l’islam. Je renvoie dos à dos les intégristes qui nous
bassinent avec les qualités de l’islam et les racistes et
ethnocentristes qui nous bassinent avec ses défauts. Il est inutile de
s’interroger sur sa ’nature’ : l’islam est ce que les gens qui s’en
réclament en font.
Il est donc loin d’être homogène. Ce qu’on voit de l’islam à travers
ses fidèles change selon les périodes de l’histoire, les lieux et les
cultures où il est pratiqué, et la politique dont il est l’enjeu.
Amis, n’utilisez plus le mot ’islam’, à moins que vous ne soyez vous
même théologien ou philosophe en conversation avec d’autres
théologiens ou philosophes. La plupart du temps, vous parlez de gens,
pas d’idéologie.
Musulmans
Au contraire, ce que disent et font les musulmans appartient au
domaine de la sociologie et de la politique, et non pas au domaine des
idées. Il se peut - ou pas - qu’ils agissent en conformité avec leur
lecture de l’islam. Mais en tant que laïques, ce n’est pas cet aspect
qui nous intéresse. Que les musulmans agissent de façon islamique ou
pas n’est pas notre propos. Devant tel ou tel comportement, il est
donc vain de débattre sur le thème : ’est ce que c’est vraiment
islamique ?’. C’est ce qu’il font en tant que citoyens qui nous
préoccupe.
Et pas plus que les chrétiens, ils ne forment un groupe homogène. Ni
par leur interprétation de leur religion, ni par leur culture.
On parle en Europe, de plus en plus, de ’culture musulmane’, comme si
des gens qui vivent sur différents continents pouvaient avoir une
culture identique. C’est encore une tentative intégriste
d’homogénéisation. Comment croire une seconde que la femme soudanaise
excisée, la nigérienne recluse, l’afghane privée d’école, la
somalienne lapidée , la féministe marocaine, la footballeuse
palestinienne, la chef d’Etat bangladaise, la rockeuse algérienne, la
danseuse sénégalaise dans les petits ’bals-poussière’, l’indonésienne
à la fleur dans les cheveux, le businessman singapourien,
l’entrepreneur sud africain, le commerçant indien, l’intellectuel
bosniaque, le paysan malien, l’ingénieur algérien et le chômeur
ougandais aient une culture commune ? Sans parler de tous ceux qui
vivent en Europe, en Australie, aux Amériques… Que vivent une même
culture les pays où il est rendu obligatoire par la loi de prier cinq
fois par jours et ceux où, pendant le ramadan, s’asseyent ensemble au
restaurant amis qui jeûnent et qui déjeunent ? Que des différences de
classe aussi tranchées que celles qu’incarnent la bourgeoise
pakistanaise et l’intouchable indienne (et musulmane, hé oui ! ils
ont aussi des castes !) ne produisent pas des cultures différentes ?
C’est pourtant ce que veulent nous faire croire les intégristes. Qui
croirait qu’une philippine ou une latina de l’Altiplano, chrétiennes,
mères de famille nombreuse à qui leurs lois non laïques interdisent la
contraception, partagent la même culture qu’une française ’chrétienne’
qui ira à l’église quinze fois dans sa vie pour quelques mariages et
quelques enterrements, et n’aura que deux enfants ?
Amis, cessez donc de parler de ’culture musulmane’ : cela n’existe
pas. C’est une invention des intégristes. Cela ne peut tout simplement
pas exister, vu que des musulmans, il y en a partout dans le monde et
dans toutes les ’cultures’. Mais c’est au nom de ’notre’ supposée
culture commune, transcontinentale et a-historique qu’ils réclament
ségrégation sexuelle, codes de la famille séparés, cursus scolaires
différents, etc… en Europe aujourd’hui.
Nul d’ailleurs n’aurait l’idée de la désigner comme ’chrétienne’,
cette femme qui ira à l’église une quinzaine de fois dans sa vie ; on
parlera d’elle comme d’une française, d’une suisse, d’une espagnole…
Sa religion, si elle en a une, n’est pas le marqueur essentiel de son
identité. Plus probablement on ne lui posera même pas la question…
Mais dites donc à quelqu’un en France, et même à nos amis !, que vous
êtes algérienne, iranienne ou pakistanaise : vous entendrez neuf fois
sur dix : ’ah, vous êtes musulmane… !’
Car voici l’autre aspect de la question : qui est musulman ? En tant
que laïque, pour moi, c’est quelqu’un qui croit en l’islam. Mais pour
la plupart des gens ici en France, c’est quelqu’un qui vient, ou dont
les parents ou les grands parents sont venus d’un pays musulman. On
transforme une foi en un accident géographique, de lieu de naissance.
C’est faire insulte à la fois aux croyants dont on nie l’adhésion
personnelle à une foi, et aux non croyants dont on nie la liberté de
penser. C’est là une grande victoire des intégristes : ils ont obtenu
qu’une identité religieuse nous soit supposée et donc imposée -
automatiquement.
Amis, ne parlez plus de ’musulmans’, sauf si vous faites référence à
des croyants déclarés. Et il n’y en a pas beaucoup en France… (pas
plus que parmi les chrétiens). Bien que la France laïque n’entretienne
pas de statistiques à ce sujet, des études de différents laboratoires
du CNRS ou associés ont pratiqué des sondages : parmi la population
française originaire d’Afrique ( principalement du Maghreb) et de
Turquie, 20% déclarent n’avoir aucune religion ( pour 28% dans
l’ensemble de la population française) et ce pourcentage atteint 25%
parmi les citoyens français d’origine algérienne qui constituent la
majorité parmi la population française issue de migrants. Parmi les
français d ’ascendance africaine et turque qui déclarent avoir une
religion, 21% assistent rarement à des cérémonies religieuses ( pour
15% dans l’ensemble de la population française). Quant à ceux qui se
déclarent croyants musulmans, 21% seulement sont pratiquants [3]. On
voit bien que les pourcentages de la population française dite
’musulmane’ sont comparables à la population dite ’catholique’. Pas
plus de croyants chez les uns que chez les autres.
Comme vous le voyez, seule une petite proportion d’entre nous peut
légitimement être appelée ’musulman’.
En outre, de plus en plus de croyants musulmans veulent vivre leur foi
sur le plan exclusivement personnel et refusent d’en faire le marqueur
de leur identité sociale. Seulement 15% parmi les croyants musulmans
déclarés seraient ennuyés que leurs fils épousent une non musulmane…
Par ailleurs, 54% de la population française totale, 56% des français
d’ascendance africaine ou turque et 57% de ceux qui se déclarent
croyants musulmans estiment que la laïcité est pour eux une garantie
de liberté de croyance et de culte. Le concept de laïcité a une
connotation très positive pour 82% des citoyens français d’origine
africaine et turque et 83% des croyants musulmans qui se revendiquent
tels estiment que la laïcité est la meilleure façon de faire vivre
ensemble des gens d’opinions différentes. Une large majorité, 60% des
français d’origine africaine ou turque et 60% de ceux qui se déclarent
croyants musulmans espèrent que le foulard ne sera pas accepté dans
les écoles en France, car ’l’école c’est fait pour étudier seulement’.
[4]
C’est pourquoi nous pouvons faire alliance pour défendre la laïcité
avec des croyants musulmans laïques ou chrétiens laïques, c’est à dire
des citoyens qui, d’une part, gardent leurs croyances pour la sphère
privée, et, d’autre part, soutiennent, en leur capacité de citoyens,
le projet politique de séparation entre les états et les religions.
Intégristes
je ne ferais pas aux lecteurs de ResPublica l’injure d’expliciter ici
la différence entre musulmans et intégristes !
Par contre, je vous donnerais ma définition de l’intégrisme : ce n’est
pas un mouvement religieux, c’est un mouvement politique, qui
rassemble des gens dont les opinions politiques varient de l’ultra
conservatisme à l’extrême droite, qui utilise la religion pour
parvenir au pouvoir politique ou s’y maintenir.
Il est donc bien inutile de débattre religion avec eux, ils n’en ont
cure… Ce n’est qu’un outil de mobilisation et de manipulation des
masses entre leurs mains.
Comme les nazis, les intégristes musulmans croient, non pas en une
race supérieure aryenne - mais en une croyance supérieure, l’islam -
leur version de l’islam. Comme les fascistes, ils croient en un passé
mythique garant et témoin de leur supériorité : ce n’est plus le
glorieux passé de Rome, c’est l’Age d’Or de l’islam. Comme les nazis
et les fascistes, ils en tirent la conclusion qu’ils ont le droit de
supprimer physiquement les ’untermensch’ (sous humains) - ou les
’kofr’ - et c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait en Algérie pendant dix
ans. Comme eux, ils sont capitalistes, comme eux ils mettent les
femmes à leur place : ’église, cuisine, berceau’, selon la célèbre
formule des nazis.
Je ne voudrais pas contrarier les historiens en confondant des
mouvements situés dans des contextes économiques et historiques
différents ; mais il n’est pas inutile de se pencher sur certaines
similitudes de leurs doctrines, avant d’en faire les martyrs d’une
religion opprimée.
Les intégristes musulmans sont les membres d’un mouvement politique.
Ils exterminent en premier lieu des populations ’musulmanes’.
Le mythe d’une loi divine, instrument de la politique intégriste
Les intégristes prétendent non seulement qu’ils ’sont’ l’incarnation
de l’islam, le seul, le vrai, mais aussi que dieu leur a donné une
règle à appliquer dans les sociétés humaines. J’ai déjà donné des
exemples, dans un papier précédent [5]
]], de l’extrême diversité des lois dans les pays musulmans, qui vont des plus ouvertes aux plus
répressives. J’ai également exposé comment ces lois trouvaient leurs
sources, certes dans des interprétations religieuses, mais également
et tout autant dans des coutumes locales, voire même des lois
coloniales, et surtout qu’elles étaient modelées pour servir des
intérêts politiques à un moment donné de l’histoire.
Les intégristes nient cette diversité et choisissent parmi diverses
traditions religieuses hétérogènes, parmi diverses traditions
culturelles, parmi diverses utilisations politiques des lois, celles,
les plus rétrogrades, qui aideront à installer et assoir leur
dictature politique, et à contrôler d’une main de fer les citoyens,
leur vie privée, leur expression politique . A la réalité historique
des lois faites de main humaine, les intégristes opposent le mythe
d’une loi divine, qu’ils nomment la ’sharia’.
C’est un mot que je n’emploie pas et que je vous invite à ne plus
employer, car, tout autant que certains des concepts discutés ci
dessus, il donne réalité à quelque chose qui n’existe pas. Tous les
théologiens musulmans s’accordent à dire que le mot ’sharia’ veut dire
la voie, le sentier, vers dieu, un chemin éminemment personnel. Et
qu’à aucun moment ce mot ne peut désigner une loi temporelle. Pourtant
journalistes et intellectuels en Europe, y compris ceux qui nous
soutiennent, se gargarisent de : ’selon la sharia, la sharia dit que…
etc…’ en faisant suivre ce préalable des diktats les plus farfelus des
intégristes. C’est ainsi qu’ils donnent crédit non seulement aux
versions des lois dites islamiques les plus dévastatrices pour la
liberté des individus, mais également au mythe qu’il existe une loi
divine qui serait appliquée dans les authentiques pays musulmans et
qui devrait être respectée au nom des droits humains.
Pourtant ces mêmes gens trouveraient ridicule de parler de LA loi
chrétienne, sachant bien que les pays chrétiens ont des lois
différentes ; par exemple que la France a instauré le divorce quelque
cinquante ans avant l’Italie et l’Espagne, bien que tous trois soient
des pays catholiques.
Chaque fois, amis, que vous prononcez le mot ’sharia’, dans le sens de
’loi islamique’ et non dans son sens théologique, non seulement vous
énoncez une contre vérité aisément démentie par le simple examen des
lois dans les pays musulmans, mais vous aidez considérablement les
intégristes dans leur entreprise de monopolisation, d’homogénéisation,
de captation. LA ’sharia’, cela n’existe pas - ou alors dites moi
laquelle de toutes ces lois hétérogènes et contradictoires dites
musulmanes (c’est-à-dire faites par des humains qui se disent
musulmans) est la seule, la vrai, la divine ? - si toutefois vous
croyez que ça existe.
Mais à force d’en parler, les intégristes sont arrivés à faire, que
par conformisme, par paresse intellectuelle, par ignorance, par peur,
le terme est repris par tout le monde. Ensuite, il ne leur reste plus
qu’à dire : ’ la sharia dit que…, c’est à dire l’islam dit que…’ pour
réduire au silence tous ceux qui craignent d’être pris pour des
racistes ’islamophobes’…
Je plaide pour une très grande vigilance : les mots sont dangereux.
Refusons d’utiliser le vocabulaire intégriste, si nous ne voulons pas
véhiculer leur idéologie.
Les musulmans ne sont pas l’islam et vice versa ; les intégristes ne
sont ni l’islam ni les musulmans, ce sont des forces politiques
d’extrême droite ; les citoyens descendants d’émigrés de pays dits
musulmans peuvent être ou ne pas être des musulmans, ce n’est ni leur
nom ni le pays d’origine de leurs ancêtres qui vous renseigneront sur
leur religion ; et la sharia n’est pas une loi. Il n’y a pas Une loi
islamique d’essence divine, il y a des lois dites musulmanes, variées,
manifestement de facture humaine.
C’est Kant qui a dit : ’Tout concept renvoie à une métaphysique’... Je
dirais bien que tout concept renvoie à une analyse politique… J’y
ajouterais les mots d’Audrey Lorde qui, femme noire, poètesse et
lesbienne vivant aux Etats Unis, en savait un bout sur l’oppression :
’On ne combat pas l’oppression avec les outils du Maître’.
Amis, rayez de votre vocabulaire ces mots qui font gagner aux
intégristes la bataille idéologique.
Marieme Hélie Lucas