Les noms des grands architectes sont presque aussi connus dans le monde que ceux des grands footballeurs. L’architecture jouit aujourd’hui d’un statut tout à fait particulier. Menace-t-on de réduire de quelques mètres la tour que Nouvel va construire à Manhattan ? La presse s’émeut. Un grand vin de bordeaux veut-il accroître le prestige de ses crus ? Il confie au bâtisseur de la cathédrale d’Evry la tâche de dessiner son nouveau chai. Un nouveau musée ouvre-t-il ses portes à Bilbao ou à Chicago ? Des foules se précipitent pour le découvrir, moins attirées par ce qu’il contient que par l’édifice lui-même.
Les architectes les plus en vue sont célébrés dans le monde entier et certaines villes de moyenne importance essaient d’obtenir que l’un d’entre eux au moins implante une de ses œuvres sur leur territoire pour leur permettre d’accéder à la dignité planétaire et touristique. On peut s’interroger sur les raisons et les conséquences de cet engouement.
On peut remarquer d’abord que la grande architecture a toujours entériné et exprimé les rapports de pouvoir dans la société. L’architecture grandiose des down towns américains et des quartiers d’affaires européens symbolise aujourd’hui de la manière la plus directe qui soit le pouvoir des entreprises en projetant vers le ciel diurne leurs tours drapées dans le miroitement des murs rideaux ou vers le ciel nocturne les transparences lumineuses de leurs bureaux toujours allumés.
Les grandes entreprises qui s’installent dans les tours les plus récentes le font d’abord pour leur image, mot magique et fascinant qui résume aux yeux de beaucoup tout ce qu’il est possible de connaître du monde dans lequel nous vivons. Elles le font aussi pour offrir de bonnes conditions de travail à leurs employés. Mais ces conditions elles-mêmes tiennent souvent de l’image. Les espaces sans cloison (les open spaces) sont moins des espaces de liberté d’où le regard porte jusqu’à l’horizon à travers d’immenses baies vitrées, que des espaces où chacun est prisonnier du regard d’autrui, alors même que le milieu de l’entreprise est rigoureusement hiérarchisé. En témoigne, a contrario, le fait que les responsables les plus importants disposent de bureaux cloisonnés.
Quant aux musées, conçus comme œuvres de l’art, ils tendent à reléguer au second plan les objets, les collections et les expositions qui y trouvent place. Les touristes s’inquiètent-ils vraiment de ce qu’ils vont voir à l’intérieur du musée de Bilbao ? Aujourd’hui, le musée nouveau n’est pas seulement l’habitacle conçu pour faire voir des objets artistiques ou historiques, mais il est lui-même le « clou » de l’exposition.
Il y avait derrière le débat entre ethnologues et amateurs d’art à propos du Quai Branly un autre débat, implicite, sur le rôle de l’architecture. La manière dont l’architecte de musée respecte les objets risque d’être avant tout une manière de les interpréter. Plonger les objets africains dans une semi-obscurité, par exemple, c’est moins mettre en valeur leur dimension esthétique, qu’en suggérer quelque chose d’aussi vague qu’ineffable.
On a parfois parlé de « culture du projet » à propos des architectes qui s’affrontent dans des projets financés par l’Etat, des collectivités locales ou des promoteurs privés. Lorsqu’on consulte les projets des équipes concurrentes, on se rend vite compte que, au-delà des arguments techniques répondant précisément au cahier des charges, ils développent volontiers des propos nécessairement un peu excessifs sur la signification de l’édifice qu’ils entendent bâtir.
C’est fatal : imaginez qu’on demande aux romanciers ou aux essayistes de faire eux-mêmes la critique de leur livre pour obtenir l’autorisation de l’écrire : quels trésors d’éloquence ils déploieraient ! Les architectes sont dans cette situation, et il ne faut pas dès lors s’étonner que la métaphore hante dangereusement leurs projets. Les querelles sur l’adaptation au contexte sont bien artificielles à l’heure où tout contexte local se veut aussi global et où la signature de l’architecte symbolise ce changement d’échelle. Local ou global, le contexte n’est finalement qu’un prétexte à métaphore, une métaphore sans autre référent que l’architecture elle-même. « Fuck the context ! » s’est exclamé Rem Koolhas.
De fait, au moment même où le monde devient une immense ville, le pouvoir démiurgique de l’architecte est un signe des temps. Il répond à la « commande », certes, mais cette obéissance fait tout autant sa force que sa faiblesse. Sa rhétorique, parce qu’elle se déploie dans des réponses qui ont pour finalité d’arracher des marchés, s’apparente souvent à un plagiat de l’idéologie des entrepreneurs, mais par là même elle exprime l’histoire en marche, elle en est même l’expression la plus spectaculaire et parfois la plus somptueuse. Se demander où va l’histoire en marche est évidemment une autre question.
La question du logement et de l’habitat résume à elle seule les malheurs et les problèmes de l’époque. Nous avons vu apparaître en Europe, et spécialement en France, la catégorie des SDF, qui excède celle des chômeurs, des « sans-travail », car justement il y a parmi les « sans-domicile fixe » des personnes qui ont un travail, mais un revenu insuffisant pour pouvoir se loger. Quant à ceux qui ont un logement et un travail, ils doivent s’adapter à une forme de croissance urbaine qui les condamne souvent à des heures de transport quotidien dans une ville que semble avoir déserté le sens de l’urbanisme.
Dès qu’une catastrophe naturelle se produit quelque part, des cellules de crise se mettent en place pour fournir un abri provisoire aux victimes. La plupart des étrangers sans papiers en Europe, et beaucoup des étrangers en règle, sont logés dans des conditions lamentables ; des accidents se sont produits en France dans des hôtels ou des immeubles qui ne remplissaient pas les conditions minimales de sécurité.
Dès qu’un conflit surgit sur la planète, la télévision nous met sous les yeux des maisons en ruine, des exodes massifs et des camps de réfugiés. Nous voyons bien, enfin, que dans toutes les grandes villes du monde la coupure entre les plus riches des riches et les plus pauvres des pauvres se laisse lire en termes géographiques et architecturaux. Les bidonvilles que l’on avait cru éliminer dans les années 1960 sont en train de ressurgir. La métaphore de la jungle apparaît dans l’actualité sans que personne s’en émeuve vraiment.
D’un autre côté, une rage de construire se manifeste un peu partout, notamment dans les pays émergents : des immeubles géants ne cessent de sortir de terre en Chine, mais l’architecture peine à soutenir le rythme effréné de l’urbanisation et de la démographie. Je pense aux images magnifiques et terrifiantes du beau film La stella che non c’e, de Gianni Amelio.
On peut aussi s’inquiéter de la compatibilité entre la démesure architecturale et le souci officiellement manifesté aujourd’hui, y compris dans les projets architecturaux, d’économiser l’énergie. Les immeubles dits « intelligents » et intégralement climatisés sont des dévoreurs d’énergie.
Nous pouvons ainsi avoir le sentiment étrange que l’architecture est le métier humain le plus concerné par les problèmes du monde, mais que ceux-ci la dépassent ; qu’elle leur court après sans être jamais en mesure de les maîtriser, que les « grands architectes » sont plus fascinés par la possibilité qui leur est offerte de marquer de leur empreinte les hauts lieux de la planète (qui pourrait leur reprocher cette ambition ?) que de s’attaquer aux problèmes techniques et sociaux posés par l’urbanisation du monde.
Peut-être le précédent de Le Corbusier les incite-t-il à la prudence : le maître, avec son idéal du logis autosuffisant, son rejet de la ville historique et son goût de la « tabula rasa » a fait des ravages, et ses textes, comme d’autres rêves, font aujourd’hui partie des « grands récits » utopiques dont Lyotard a célébré la disparition. Mais est-ce une raison pour n’écouter que les sirènes du libéralisme dont le grand récit semble bien à son tour avoir du plomb dans l’aile ?
On pourrait imaginer que les architectes refusent d’être condamnés à « soumettre » des projets dont ils ne sont que des concepteurs de seconde main ; qu’ils aient leur mot à dire et osent le dire ; qu’ils s’emparent de la parole ; que les plus célèbres d’entre eux ne se contentent pas de faire l’exégèse de leurs œuvres et de s’exprimer par « gestes », mais fassent des propositions sur le logement en ville, sur la manière de traiter l’urgence sans oublier le long terme ; bref, qu’ils soient aussi bavards que nombre d’intellectuels qui sur ces sujets ont plus de langage que d’expérience.
Plus on les admire, plus on se prend à souhaiter qu’ils réussissent à s’affranchir de la culture du « projet », cette forme de pensée au « coup par coup » imposée par l’idéologie de la consommation, pour rester ou redevenir des visionnaires du monde.
Marc Augé