Avec la période de la fin des années 1980, le capital va
prendre sa revanche avec une brutalité
insoupçonnée. Les bouleversements en chaîne dans
tout le bloc soviétique en Europe de l’Est ouvrent la
voie à la mondialisation libérale. Le triomphalisme
libéral s’affirmant, il assimile déjà la libéralisation absolue de
l’économie à la rentabilité maximale des entreprises.
Laréférence au risque devient omniprésente, les sociétés
contemporaines mutent vers des « sociétés du risque », « parce
que les régulations collectives font de plus en plus défaut pour
maîtriser tous les aléas de l’existence », écrit Robert Castel (1).
En France, Yvon Gattaz, alors patron du CNPF, ancêtre du
Medef, inaugure ce règne du risque social : « 1983 sera l’année
de la lutte pour la flexibilité », déclare-t-il. Et elle sera pour lui
« l’année de la lutte contre les contraintes introduites par la
législation au cours des Trente Glorieuses ». En quelques années,
la part des profits grimpe, au détriment des salaires. « 1986 est
d’ailleurs l’année d’un ajustement de la part salariale d’une
incroyable violence », note Frédéric Lordon (2), citant ce
chiffre : « 3,5 points de PIB basculent en douze mois ! » Pour
atteindre un sommet en 1989, avec 33 % de parts des profits et
autant de moins pour le salariat.
À la fin des années 1980, les mécanismes de marché, libérés sans
la moindre entrave, vont garantir l’irréversibilité du retour au
capital. Surtout, les processus de déréglementation
concurrentielle se généralisent et accompagnent la construction
européenne comme la naissance de l’Organisation mondiale du
commerce, en 1995. Chargée de « marchandiser » la planète,
avec notamment l’accord multilatéral sur l’investissement (AMI)
et l’accord général sur le commerce des services (AGCS), elle est
la bête noire des altermondialistes.
L’effondrement des pays de l’Est marque l’avènement de la
concurrence sans frein et rend caduques les aspirations sociales
auxquelles le capitalisme organisé répondait plus ou moins. Et
cette doctrine néolibérale fut érigée en dogme universel en 1989
par l’économiste américain John Williamson. Cette banalisation
n’aurait pas été possible sans la chute du Mur.
Thierry Brun
(1) La Montée des incertitudes, Seuil, 2009.
(2) La Crise de trop. Reconstruction d’un monde failli, Fayard, 2009.
Vingt ans d’État antisocial
Le néolibéralisme est devenu la représentation idéologique
dominante, en partie grâce au ralliement de la social-démocratie.
Par Michel Husson
La crise marque la fin, ou en tout cas une
inflexion décisive, de la période néoli-
bérale. Avec le recul du temps, on peut
distinguer plusieurs étapes. La décennie 1980
a été celle de la restauration du profit – et
au-delà – de la chute provoquée par la récession généralisée de 1974-1975. La chute du
mur de Berlin constitue un nouveau tournant, symbolique, politique et idéologique.
Jusque-là, les politiques néolibérales étaient
relativement pragmatiques et continuaient
à invoquer leur caractère transitoire : il fallait se serrer la ceinture pour renouer avec
l’expansion des Trente Glorieuses. Mais,
peu à peu, cette orientation néolibérale s’est
en quelque sorte densifiée et transformée en
une nouvelle vision du monde.
L’effondrement des pays de l’Est marquait
« la fin de l’histoire », et la concurrence généralisée rendait caduques les aspirations
sociales auxquelles le capitalisme organisé
répondait plus ou moins. Ses prétentions
s’effacent devant un nouveau dogme extrêmement cohérent qui couvrait l’ensemble
de la réalité sociale. Les « idées stylisées »
fondant cette doctrine peuvent être résumées
de la manière suivante :
• les créations d’emplois dépendent de la
modération salariale ;
• le salaire minimum fait obstacle à l’embauche de travailleurs non qualifiés ;
• les « charges » sociales nuisent à la compétitivité et donc à l’emploi ;
• l’égalité est facteur d’inefficacité et doit
être remplacée par la notion d’équité ;
• le chômage étant en grande partie
« choisi », il faut de fortes incitations à la
reprise d’emploi ;
• le code du travail est source de rigidités
décourageant l’embauche ;
• les dépenses publiques sont improductives
et doivent être réduites ;
• les services publics sont par nature inefficaces et il faut les privatiser ;
• la protection sociale publique coûte trop
cher et doit s’effacer devant les assurances
privées ;
• toute réglementation est une distorsion qui
éloigne de l’allocation optimale des res-
sources.
La liste n’est sans doute pas exhaustive, et
l’accent a été mis tour à tour sur ces différentes recettes. Mais elles ont un dénominateur commun : la marchandisation de
tout et de tous. Ce programme de régression sociale a été mis en application de
manière systématique, mais il est inachevé
en raison des profondes résistances sociales
qu’il a rencontrées. Le bilan des politiques
néolibérales menées sous la bannière des
« réformes » est fondamentalement ambigu.
Il suffit de reprendre la liste ci-dessus pour
constater qu’elle est en grande partie passée
dans les faits. Ainsi, la part des salaires a
été gelée à un niveau historiquement bas,
contrairement au nouveau consensus que
l’on cherche à imposer dans le débat public.
Les inégalités de toutes sortes ont augmenté,
à l’intérieur du salariat, mais aussi et surtout
entre revenus du capital et revenus du travail. Les réformes fiscales successives ont
représenté autant de cadeaux aux riches. Les
possibilités d’accès aux services publics et
à la protection sociale ont été peu à peu
grignotées. Les conditions d’obtention d’une
retraite à taux plein ont été réduites. La flexibilité du marché du travail s’est considérablement accrue, en même temps que se déve-
loppait la précarité sous toutes ses formes,
diverses et inventives. La proportion de chômeurs indemnisés s’est réduite, et une bonne
partie d’entre eux a été transformée en assistés, qu’il faut motiver à coup de « prime pour
l’emploi » et de RSA.
Le principal levier qui a permis de transformer ainsi la réalité sociale est en fin de
compte le taux de chômage, qui n’est jamais
redescendu suffisamment vers le plein-emploi
pour infléchir durablement les rapports de
force sociaux. Mais il fallait aussi une représentation idéologique dominante qui n’aurait pas été possible sans le ralliement de la
gauche officielle à un social-libéralisme qui
partage avec la droite un certain nombre
de principes. La seule exception pratique a
été le passage aux 35 heures, qui n’est pas
allé au bout de sa logique, mais a au moins
montré ce qu’il était possible de viser, avec
la création de près de 2 millions d’emplois
entre 1997 et 2001. Malheureusement, les
modalités choisies ont conduit à une perception ambivalente, et le gouvernement de
la gauche s’est empressé de multiplier des
mesures qui étaient autant de concessions
au dogme : privatisations, réformes fiscales
favorables aux riches et aux actionnaires,
prime pour l’emploi, etc. Ces actes d’allégeance expliquent l’incapacité de la social-démocratie à apparaître comme une alternative crédible, malgré la crise.
Pourtant, les « réformes » restent inachevées, et les néolibéraux, dont Sarkozy, ne
cessent de répéter qu’il faudra reprendre le
cours des réformes après
une période de keynésianisme forcé. La
retraite à 67 ans proposée par Hortefeux en est
un exemple récent et
significatif. Les politiques
néolibérales restent en
effet en deçà de leurs
objectifs parce qu’elles se
sont heurtées, notamment en France, à des
résistances scandées par les mouvements
sociaux récurrents sur les retraites en 1995
et 2003, ou sur le CPE en 2006.
Face à ces résistances, une stratégie de grignotage a été adoptée dans tous les
domaines. La gratuité de la santé a été peu
à peu écornée. Le CDI, contrat de travail
standard, a été littéralement encerclé par un
flux ininterrompu de contrats atypiques
et de dispositions favorisant tour à tour le
temps partiel, l’intérim ou les heures supplémentaires défiscalisées. En matière budgétaire, les exemptions fiscales se sont multipliées, de manière à faire apparaître un
déficit décrété insupportable et à démonter que les économies budgétaires et la réduction des effectifs de fonctionnaires étaient la
seule voie de rééquilibrage possible. Les chômeurs ont été soumis au double régime d’une
petite carotte (les incitations au retour à l’emploi) et d’un gros bâton (baisse des indemnités et radiations). Le principe selon lequel
les taux de cotisations sociales ne devraient
jamais plus augmenter – alors même que
le nombre de retraités augmente plus vite
que celui des actifs et que les dépenses de
santé progressent plus vite que les autres –
a engendré la paupérisation des retraités et
l’inégalité d’accès aux soins.
Ce grignotage est cependant resté en deçà des
objectifs. Ainsi, les formes d’emploi atypiques
(temps partiel, CDD, etc.) se sont développées et représentent 25,7 % de l’emploi en
2006 (contre 12,6 % en 1982), mais cela veut
dire aussi que près des deux tiers des contrats
sont encore des CDI. La baisse du taux de
prélèvements obligatoires (impôts et cotisations en pourcentage du PIB) est un objectif prioritaire des libéraux. Sa progression
a été bloquée à partir de 1982 – c’est un
succès –, mais il fluctue autour de 44 % depuis
dix ans, et c’est donc aussi un demi-échec.
Les efforts d’un État délibérément antisocial pour priver le « modèle social » de ses
moyens de fonctionner ont été justifiés par
sa prétendue responsabilité dans le « déclin »
français. Mais la crise change la donne, et
l’on feint aujourd’hui de découvrir les vertus des « amortisseurs sociaux ». Il va être
difficile de justifier la reprise de l’offensive,
et les résistances diffuses pourraient à nouveau devenir frontales.