Dongguan (Chine), envoyé spécial
Ils ont à peine 30 ans et sont originaires du même village du Hubei. Comme des millions d’autres migrants des campagnes, ils se sont retrouvés dans l’une de ces zones côtières en plein boom économique : Dongguan, infini patchwork de parcs industriels et de banlieues construites à la va-vite, entre Shenzhen et Canton. Elle, arrivée en 1997, est embauchée dans une usine de chaussures. Il l’a suivie peu après et il est devenu chef de la sécurité dans un supermarché. Ils ont économisé et s’apprêtaient à rentrer « au pays ». Pour les derniers mois de leur vie de migrant, ils avaient fait venir leur petite fille, Xu Qian, de 4 ans et demi, qui vivait chez ses grands-parents.
Quand elle a disparu, enlevée, en plein milieu de ce quartier en perpétuelle mutation, ils ont été anéantis par ce malheur.
« On n’aurait jamais pensé que ça pouvait arriver ! Le matin, elle allait chercher des beignets tout près. Au bout de vingt minutes, comme elle n’était pas revenue, ma femme l’a cherchée, en vain », dit Xu Jiancheng. Joli visage consumé par l’angoisse, Mme Xu ne dira rien d’autre.
A force de remuer ciel et terre, Xu Jiancheng a découvert qu’ils étaient des centaines, à Dongguan, à être dans leur cas, victime de trafiquants d’enfants qui, pour l’équivalent de 5 000 à 6 000 euros, revendent leurs proies, en majorité des garçons, à des familles en quête d’héritiers ou de belles-filles. A des gangs de mendiants aussi.« On estime que 500 enfants ont disparu à Dongguan en 2008, et près de 1 000 sur les trois dernières années », dit-il, citant les chiffres que lui et d’autres parents ont compilés en l’absence de statistiques officielles.
La journée fatidique du samedi 18 octobre 2008, gravée dans la mémoire des Xu, l’a été, a-t-il découvert, pour onze couples de parents à Dongguan, et quatre rien qu’à Gaobu, le canton où habitent les Xu, repliés dans une simple chambre aux murs nus, pour moins dépenser.
Dans 90 % des cas, les enfants volés de Dongguan ont pour parents des waidi ren, les gens de l’extérieur : la ville et ses 7 millions d’habitants ne comptent que 1,7 million de résidents permanents. « Ça fait dix ans qu’on est là tous les deux, on a tellement contribué à cette ville ! Et on est quoi ? Rien. Les résidents ont tous les droits », dit-il. Amer, il raconte comment les policiers, venus lui rendre visite six mois après la disparition de sa fille parce qu’il avait participé à une émission de télévision d’une province voisine, avaient « perdu » la photo de Xu Qian, ainsi que la déposition du seul témoin de l’enlèvement.
C’est tout seul que M. Xu s’est démené, visitant tous les orphelinats de la province du Guangdong, envoyant 3 700 lettres à ceux du reste de la Chine, engloutissant dans ses démarches les économies du couple. Comme d’autres, il a rejoint Xunzi Liangmeng, un groupe informel de parents à la recherche des enfants volés.
Le trafic d’enfants en bas âge a prospéré à Dongguan sur le terreau de l’urbanisation éclair, des mouvements incessants de population et de l’indifférence des pouvoirs publics. Et sans doute en raison de la crise qui se lit dans la fatigue des bâtiments et la fermeture des usines. La quatrième ville exportatrice de Chine est une coquille vide, un archipel de villages et de cantons doté de services publics rudimentaires et de policiers indolents, malgré la manne collectée auprès des usines où triment les « migrants » de la Chine entière.
« Voyez où on en est ! Cette ville si avancée économiquement, on y vole les enfants devant chez eux. Faut-il que les policiers ne fassent pas peur pour que les ravisseurs aient autant d’audace », s’indigne Deng Huidong.
Ce petit bout de femme vibrante de colère est une résidente. Elle n’a pas reçu l’attention qu’elle pouvait espérer. Son bébé a été arraché des mains de sa fillette devant chez elle, il y a un an, huit mois et onze jours, précise-t-elle.
Mme Deng a couru après la camionnette, convaincu un passant de la prendre sur sa moto pour poursuivre les ravisseurs, croisé une voiture de police qui a pris le relais... avant de la ramener au poste parce que c’était l’heure du changement d’équipe !
Quand elle voulut passer une annonce sur la chaîne télévisée de Dongguan, la police refusa de lui signer une déposition, au prétexte que cela ferait mauvais effet pour l’image de la ville. Elle fut la seule de Dongguan à se rendre à Pékin pour protester, en septembre 2008, aux abords du stade olympique, avec une cinquantaine de parents de la Chine entière : elle fut ramenée à Dongguan par des fonctionnaires du Guangdong. Depuis, elle est surveillée.
Pourtant, la ténacité des parents d’enfants volés de Dongguan et d’ailleurs n’est pas vaine : en avril, le gouvernement central a lancé une campagne nationale contre le trafic humain. Quelques jours après, les parents de Dongguan manifestaient devant la mairie pour sensibiliser le gouvernement local et les médias qui ne rapportent, selon eux, que les cas où la police retrouve un enfant.
Les policiers, remarquent les parents, commencent à placer des affichettes d’enfants disparus et à offrir des récompenses aux informateurs : « Il faut absolument que les gens prennent conscience que cela peut arriver ! », disent les parents de Zhu Jie, un garçonnet de 5 ans enlevé en mai 2008 alors qu’il allait vider les poubelles.
Quatre mois après le lancement de la campagne, le premier bilan vient d’être annoncé : 2 000 femmes et 1 352 enfants vendus ont été arrachés des mains de 824 trafiquants.
Encore s’agit-il de la pointe de l’iceberg, d’après Mme Deng. Celle-ci, avec d’autres parents, traque les acheteurs : « Ils ne viennent pas tant des villes riches comme Shanghaï ou Pékin, où la politique de l’enfant unique est stricte, mais de régions rurales où on a plusieurs enfants. Et puis, ajoute-t-elle, aucune loi ne punit ceux qui achètent un enfant ».