Hunger raconte les derniers temps de Bobby Sands et de ses neuf camarades, en 1981, à la prison de Maze de Belfast, dite « Long Kesh ».
En perpétuel renouvellement de générations, le monde oublie vite, le passé douloureux devient histoire anesthésiée, et, sur tous les écrans d’aujourd’hui, l’Irlande c’est celle de Dublin face à l’Europe. Mais il fut un temps pas si lointain, où se menait, là-haut, au Nord, une guerre de libération fondatrice. Et pour apprécier le grand film de Steve McQueen, il n’est pas inutile de révisiter les « stations » principales de ces 8 siècles de tourments.
L’interminable guerre d’Irlande, issue d’une très ancienne blessure infligée au 12e siècle aux insulaires celtes par l’envahisseur anglais, connut toutes les métamorphoses. La déchirure ne cessait de s’infecter : occupation et colonisation, insurrections, bains de sang, déportations, dramatiques famines, spoliations, humiliations, bombes aveugles, Pâques sanglantes, combats fratricides inévitables, tout se transmettait fidèlement, et, en une vendetta sans fin, constituait une fabrique féconde de héros et de martyrs.
La partition de l’Irlande en deux, née dans la douleur de 1921 à 1933, avait créé artificiellement une Irlande républicaine libre et catholique au sud, et une autre, protestante sous domination de la couronne anglaise au nord. Si elle avait calmé un instant les actions ponctuelles, elle n’était pas de nature à masquer longtemps les exactions, les discriminations et les injustices de la colonisation du Nord. Quand, en août 1968, les manifs pacifiques pour l’égalité des droits civiques à Derry se firent tirer à balles réelles et écraser dans le sang, la guerre civile recommença. Le vieux Sinn Féin de 1905 prit un coup de jeune, et l’IRA terroriste fit sa réapparition. Du côté anglais protestant, on passa à la seconde phase : dans les prisons, on appliqua, à partir de 1971, les « 5 techniques de désorientation » de l’opération Demitrius, qui donnaient d’excellents résultats et une masse considérable de renseignements : privation sensorielle, stress position, cagoule permanente, sifflements ininterrompus, privation de sommeil.
En 1981, dans les esprits des militants indépendantistes, le souvenir des deux « Bloody Sundays » de l’histoire d’Irlande, celui de Dublin en 1920, et celui de Derry en 1972 (chanté par U2), étaient parfaitement à vif. C’est alors que survint un de ces moments historiques qui font basculer le cours des choses. En Irlande, cet été-là, la mort génèra l’espoir.
L’été 1981, à Belfast
Les détenus catholiques demandent de retrouver le statut de prisonniers politiques, qui leur a été retiré en 1976. Comme les prolétaires qui n’ont que leur force de travail à vendre, ils n’ont plus rien que leurs corps solitaires à échanger. Ils commencent par le « Blanket and No-Wash Protest » (une couverture pour seul vêtement et l’abandon de l’hygiène de base). Devant l’inefficacité du mouvement, Bobby Sands, qui a déjà fait de la prison entre 1972 et 1976, et vient d’être à nouveau condamné sans preuve à 14 ans de taule, décide de passer à une étape supérieure, la grève de la faim. Échaudé par l’échec d’une première grève de la faim collective à l’automne 1980, il décide surtout d’une stratégie, faite d’économie des forces et de publicité maximum : il va commencer lui, puis, tant qu’ils n’auront pas obtenu satisfaction, tous les 15 jours, un autre commencera sa grève. Jusqu’au bout.
La faim, tous les Irlandais connaissent, et pas seulement parce que ça vient de leur tradition chrétienne du jeûne, acte de purification qui aide à rencontrer Dieu. Leur savoir est pratiquement inscrit dans leurs gènes. C’est le vieux souvenir atavique de la grande famine qui décima l’île de 1846 à 1850, comme incrustée dans l’éternelle lutte de libération. C’est aussi l’histoire enseignée aux écoliers de toute l’île : le martyre du Lord Mayor de Cork qui se laissa mourir de faim dans la prison de Brixton en 1920. C’est enfin, dans les quartiers radicaux de Belfast, le vécu quotidien des pauvres.
Les symptômes de la privation de nourriture, ils connaissent aussi : une 1re faim pendant 3 jours. Puis une 2e faim, la vraie, au bout de 3 semaines, quand le corps a brûlé toutes ses ressources, et que l’agonie devient irréversible. C’est une affaire de deux mois en moyenne, et, même si, parfois, il y a des sortes de « ravissements » extatiques, ça fait très mal, dehors comme dedans, spasmes, vertiges, crampes, maux de tête, vomissements, surdité, cécité, hémorragies, paralysies, lésions cérébrales, escarres, œdèmes.
Sands commence le 1er mars 1981 ; le 9 avril 1981, il est élu député républicain du Fermanagh et South Tyrone aux Communes ; il meurt le 5 mai 1981. Les neuf autres de Long Kesh mourront eux-aussi dans les temps, entre mai et août, quand les nuits du Nord sont le plus claires, aucun d’eux n’avait 30 ans. Il y aura des émeutes à Belfast, Derry et Dublin, 100 000 personnes aux funérailles de Sands, et des manifestations de soutien aux hungerstrikers dans toute l’Europe. Dans l’immédiat, ils n’obtiennent pas le statut de prisonniers politiques, mais leurs conditions de vie carcérale s’étant améliorées, ils vont cesser la grève en octobre 1981. Mais leurs morts, visibles sur la Terre entière, fit plus pour leur cause que des décennies de luttes et de massacres obscurs. C’est à partir de ce sacrifice que, bien plus tard, Gerry Adams, chef du Sinn Féin, obtint le cessez-le-feu de l’IRA, en 1994 et gagna la crédibilité politique et une paix.
L’ultime station de la passion de l’Irlande
Né en 1969, artiste plasticien conceptuel anglais de renommée mondiale, Steve McQueen, depuis 1994, expose ses œuvres, dans les monde entier, de la Biennale de Venise au MOMA, de Beaubourg à la Documenta de Kassel, et il est régulièrement récompensé.
Quand en 2008, il choisit, pour son premier film, cet épisode de la résistance irlandaise, tout le monde, gavé d’actualité et vitesse, lui demande pourquoi ce sujet et pourquoi maintenant. Et d’évoquer Guantanamo ou Abou Graib, ou le scoop du « grand retour » de la faim dans le monde.
Voilà ce qu’il répond : il veut transmettre la dimension à la fois ordinaire et extraordinaire de la condition carcérale, la conception contemporaine du corps comme champ de bataille politique, ce que c’est, concrètement, que « l’engagement », la « situation » aussi qui détermine l’action, loin des chemins de la liberté. Son but, dit-il, est de bousculer les repères moraux, au delà des héros, martyrs, victimes et autres catégories convenues, gardiens et prisonniers ensemble.
Mais pourquoi le quartier H de Long Kesh, en 1981 ?
À cette question, la vraie réponse est sans doute plutôt celle-ci : parce que j’avais onze ans et que je me souviens.
Parce que Hunger raconte une guerre de religions, parce que Mc Queen s’est beaucoup documenté jusqu’à mener une enquête auprès d’anciens détenus et surveillants de la prison de Maze, parce que l’acteur Michael Fassbender (Sands) a réellement jeûné, le film aurait pu dériver vers la convention d’un genre. Du réalisme à l’esthétique, du militant au documentaire, il y avait le choix.
En fait McQueen évite les codes du cinéma-spectacle pour rester dans son monde des arts plastiques. Moderne, il parvient à opérer la jonction de notions soigneusement distinguées, même par les surréalistes, entre l’action directe (des militants) et l’attitude poétique (des artistes), toutes deux attitudes « révolutionnaires ».
Bobby Sands, militant et poète, à partir d’une revendication politique classique de libération ici et maintenant, engage son corps et son âme dans une lutte quasi millénaire. Il appartient ainsi au romantisme révolutionnaire et réenchante le monde. Steve McQueen, artiste contemporain, comprend tout de cette démarche, de cette figure, de leur place historique et « artistique » dans un monde réifié. Son film – son œuvre - les accompagne entre le bas et le haut, entre chair et conscience, entre terreur et pitié, et devient ainsi cette sorte de « sculpture sociale » dont rêvait Joseph Beuys.
En fait, ce grand et beau film est une œuvre d’art conceptuelle, métaphysique, au sens étymologique du terme. L’art y est renouvelé par les visions et les savoirs contemporains, au carrefour de toutes disciplines, et, dans cette mesure, elle plaide pour un dynamisme non automatique de l’histoire.
Comment y parvient-il ?
Le film est formellement à peu près exactement un triptyque dans sa définition picturale du 13e siècle : « trois panneaux, dont les deux volets extérieurs peuvent se refermer sur celui du milieu », en référence à la sainte Trinité.
Dans le 1er volet, la phase « Blanket and No-Wash Protest », sont exposées toutes les misères des corps militants torturés et résistants. Et toutes leurs créations. Le cercle concentrique du tunnel vers la mort, comme chez le Jérôme Bosch du Palais des Doges, dessiné à partir des excréments, sur le mur de la cellule, que le jet d’eau finit par effacer, est une « protestation visuelle ». On les retrouve aussi bien sur les cimaises des musées que sur les murs des villes quand ils prennent la parole. On se souvient des « murals » du Belfast des années 70, préfigurant les grafes des grandes villes des décennies suivantes.
En face, le professionnalisme du système carcéral, la patience des nettoyeurs, les coups des cogneurs. Et leurs douleurs aussi. Le jeune flic qui pleure au lieu de tabasser, les phalanges endolories du gardien comme sa tête qui éclate flinguée sur les genoux de sa mère gâteuse. C’est le cul-de-sac de l’affrontement répétitif. Mais c’est aussi le moment de vérité de la crise, ce tournant incertain qui permet la décision, avec le surgissement hors du groupe d’une conscience plus aiguë, celle de Bobby Sands.
Le volet central est constitué d’un dialogue quasi platonicien entre lui et l’aumônier non-dupe, tableau sur lequel les deux autres panneaux pourront se refermer.
Alors que ces deux derniers sont pratiquement silencieux (sauf les hurlements, dont on sait qu’ils émaillent le silence des prisons, où rien n’est caché, ni folie ni torture), le panneau central, articulation immobile du film, n’est fait que de mots entre deux hommes qui doutent, un long plan moyen suivi d’un gros plan sur le visage du condamné. À partir de ce doute, ils sont parvenus tous deux à trouver un chemin inéluctable, en forme de destin, qui est toujours une échappée.
Ce dialogue central fonctionne comme une révélation, un cadeau inattendu, tant il est vrai qu’il pourrait être évacué, le film, alors, changeant de registre et tendant vers l’esthétique. Mais justement, ce qui intéresse McQueen l’artiste « conceptuel », ce n’est pas l’apparence, mais la fonction. Il ne veut pas créer de la beauté mais juste « rendre compte d’une force pure ».
La grève de la faim comme logique de sortie de crise, dans ce cas irlandais, pose bien ces interrogations.
Dans son esprit, plutôt liée à l’ascétisme protestant, elle se révèle, dans le catholicisme, à usage pervers : marchandage de foi, péché d’auto-martyre, d’exhibition, d’orgueil, elle flirte avec le grand interdit du suicide pour l’obtention de biens aussi terrestres (et profanes malgré les beaux discours des théologies) que la liberté et la justice.
Et puis la logique du chemin entamé, et la justification de sa poursuite mimétique suppose de drôles de connexions. Ainsi, comme on l’entend tellement dans les prétoires, n’y aurait-t-il pas de solution de continuité possible d’un corps à l’autre, ni dans les familles ni dans le corps social, tout se connecterait, tout se contaminerait, dans l’espace et dans le temps. La torture subie venue du prochain ne pourrait que se perpétuer dans la torture reproduite, et envers soi-même d’abord.
Dans le 3e volet, la phase ultime, la faim jusqu’à la mort, sont exposés les chemins de la délivrance, issus du raisonnement de l’esprit. C’est cette troisième partie de la nuit qui donne le « sens de la visite » de l’exposition. Même la voix geignarde de Thatcher déclarant que « Sands avait eu, lui, la possibilité de choisir sa mort, ce qui n’était pas le cas de ses victimes » ne provoque pas d’indignation, juste la compréhension d’une certaine « sage passivité cosmique ».
Tableau d’une exposition
C’est en plasticien que Steve McQueen s’est emparé de cette réalité politique historique précise, et l’a déplacée dans une perspective d’un autre ordre. Il n’esthétise ni n’héroïse Bobby Sands et ses camarades, il n’en fait pas non plus des martyrs, même si la représentation de ces corps souffrants évoque forcément les descentes de croix des églises et des musées européens.
Parce qu’il ne réalise pas, ne met pas en scène, mais, comme il en a l’habitude, il expose. Il sait parfaitement utiliser le langage cinématographique, mais il joue dans une autre catégorie. Évitant la fascination et la compassion comme la distanciation du spectacle (cinéma ou théâtre), Steve McQueen nous impose presque la contemplation d’une œuvre d’art contemporaine. Cette contemplation nous implique, nous brutalise, et nous oblige à une innocence et une humilité devant des images et des mots évoquant rationnellement un vivant devenu anarchique. C’est à travers cette sorte de neutralité narrative qu’on est atteint par une forte charge émotionnelle.
Cette guerre de résistance particulière, ces corps morcelés, ces consciences combattantes isolées, et tout leur environnement quotidien colonisé, il prend le parti de les métaphoriser en une nouvelle totalité.
Et c’est sans doute parce qu’il récupère, pour cela, un média corrompu mais tout puissant, le cinéma, qu’entre catharsis et traficotage de la superstructure (n’ayons pas peur des vieux mots), il les emmène dans une nouvelle transcendance éthico-politique de ce monde sans dieu.
Parce que nous continuons à croire que seul l’art est révolutionnaire, il nous est doux de rêver que cette fois, ça marcherait, certaines ruses de l’avant-garde ne produiraient plus seulement des œuvres, enrichissant l’histoire de l’art et le patrimoine des marchands, mais des hommes nouveaux, à partir de la douleur du passé. Née au début du 20e siècle, cette utopie, cette sorte de point sublime, deviendrait l’embryon de cette fameuse spiritualité du 21e siècle, même si cela doit prendre un temps fou. Ce film aurait « quelque chose à dire sur le temps dans lequel nous vivRons », pour détourner la déclaration de Sean Penn, Président du jury cannois.
Anne Vignaux-Laurent
Hunger. réal : Steve McQueen ; sc : Enda Walsh et Steve Mc Queen ; ph : Sean Bobbitt BSC ; mu : David Holmes et Leo Abrahams ; mont : Jo Walker ; int : Michael Fassbender, Liam Cunningham, Stuart Graham, Brian Milligan, Lima McMahon. (Royaume-Uni, 1h40, 2008). Caméra d’or du Festival de Cannes.
Voir aussi : Philippe Lemière, A propos de « Hunger » et de la pratique de la grève de la faim chez les Irlandais