La situation déplorable des salariés s’explique par le fait que le régime de parti unique et tout son système de contrôle social est resté intact pendant tout le processus de réforme. Les travailleurs ne disposent pas des droits fondamentaux d’association, de grève et de liberté de la presse. On les dépossède ainsi de leur principale arme pour se défendre, par eux-mêmes, des employeurs sans scrupules et des autorités locales corrompues.
Le summum est atteint pour les travailleurs migrants issus des campagnes. Ils sont encore plus réprimés que les autres par un autre aspect du contrôle étatique qui consiste en un apartheid dirigé contre les habitants des zones rurales.
Pour cette raison, toute analyse de la condition ouvrière en Chine ne peut pas faire l’économie d’une enquête sur le système d’enregistrement de la résidence ou hukou. Ce genre de procédé existe en Chine depuis plus de 2 000 ans. Il avait été instauré à l’ère impériale afin d’exercer un contrôle social et de faciliter la levée des impôts. En 1911, lorsque la Chine est entrée dans l’époque moderne [2], les premiers « seigneurs de guerre » [3] puis le gouvernement du Guomindang (Kuomintang) [4] ont maintenu le système du hukou. Néanmoins, c’est sous le gouvernement du PC que les fonctions de contrôle politique et social du hukou ont atteint des niveaux inégalés.
En 1958, lorsque la politique d’industrialisation à marche forcée a été inaugurée (période dite du “Grand bond en avant”), le système du hukou a été fortement renforcé et a fini par devenir un régime qui faisait des ruraux des citoyens de seconde classe. Les habitants bénéficiaient de certains droits en fonction de leur hukou, allant du droit de se déplacer de la campagne à la ville ou d’une région à l’autre, jusqu’aux droits sociaux divers auxquels les citoyens pouvaient avoir, ou ne pas avoir accès. Au début des années 1990, le système du hukou présentait les caractéristiques suivantes :
1. Chacun était obligé de rester dans la ville ou le village dont il était résident et ne pouvait changer de lieu résidence sans l’autorisation préalable des autorités locales. Dans les faits, le hukou est devenu pour le citoyen ordinaire une identité à vie, voire héréditaire. La mobilité entre les villages et entre les villes était ainsi étroitement contrôlée.
2. Avec la mise en place de « l’économie planifiée », tous les avantages sociaux, y compris les denrées de base, le logement, les soins médicaux et les retraites passèrent sous le contrôle des autorités de planification, toutes ces prestations étant réparties uniquement en fonction du hukou. Une personne sans hukou était tout simplement un paria et n’avait aucun moyen de survivre.
3. Une des principales fonctions du hukou est de tenir les populations rurales à l’écart des villes, de les empêcher d’y pénétrer, de les empêcher d’accéder aux prestations sociales dont jouissaient les citadins : la gratuité des soins médicaux, les logements publics, l’éducation gratuite, le bas prix des biens de consommation, etc.
4. Le hukou est héréditaire. Les citoyens des campagnes et leurs enfants conservent pratiquement toujours un hukou rural, sauf s’ils entrent dans l’armée ou font des études supérieures. De plus, jusqu’en 1988, ce système était encore plus discriminatoire envers les femmes des zones rurales. Les enfants héritaient en général davantage du hukou de leur mère que de celui de leur père. Pour cette raison, les paysannes se voyaient privées de toute possibilité d’ascension sociale qu’elles auraient pu obtenir en se mariant à un citadin. Alors qu’un migrant venu des campagnes qui se mariait avec une citadine avait la possibilité d’obtenir le droit de résider en ville, la même chose n’était pas possible pour une paysanne. Pour cette raison, les citadins ne voulaient pas se marier avec des campagnardes, car leurs enfants auraient alors hérité du hukou de leur mère, ce qui constituait une importante dégradation du statut social, que beaucoup n’acceptaient pas. Ce système était en fait conçu pour empêcher les femmes de la campagne et leurs enfants de devenir des résidents citadins permanents, et les reléguait ainsi au statut de citoyen de troisième zone.
5. Les chefs de famille ont la responsabilité de conserver le livret de famille. Cela donne en pratique le pouvoir aux parents d’interférer dans les choix de leurs enfants. Par exemple, pour se marier, les enfants doivent présenter le livret de famille. Si les parents ne sont pas d’accord avec le choix de leur fils ou de leur fille, il leur suffit de refuser de leur donner le livret de famille. Étant donnée la tradition patriarcale de la Chine, les filles sont particulièrement victimes de cette situation.
6. Jusqu’en 2003, les migrants qui violaient les règles du système du hukou s’exposaient à de lourdes peines, incluant des amendes, la prison, ou le renvoi dans leur lieu d’origine (et cela à leurs propres frais, ceux qui n’avaient pas l’argent nécessaire devaient participer à des travaux forcés pour payer leur voyage). Ne pas pouvoir fournir le document requis pouvait se traduire par des sévices physiques, ou même la mort.
7. Il n’est pas permis de participer à l’élection des députés si l’on n’a pas le hukou de la circonscription, même si on y vit ou y travaille depuis de nombreuses années.
Le système du hukou s’est montré utile aussi bien pour “la construction du capitalisme” qu’antérieurement pour “la construction du socialisme”. Il agit actuellement comme un puissant moyen pour tirer vers le bas les salaires des migrants et les empêcher d’obtenir de meilleurs emplois dans les villes. Même s’il ne parvient pas à les empêcher de résister à l’exploitation, il réussit toutefois à les empêcher de s’organiser. Venant de diverses provinces, subissant des discriminations, ayant une faible estime d’eux-mêmes, étant conscients d’être des étrangers devant retourner tôt ou tard chez eux, il est très difficile pour ces travailleurs qui constituent cette grande armée de réserve de migrants de s’impliquer dans tout effort durable d’organisation et encore plus d’acquérir une conscience de classe.
Alors que les salariés des entreprises d’État ont au moins un réseau de relations sur place qui peuvent les soutenir en cas de difficultés, la masse des migrants venant des campagnes et travaillant dans les usines privées ne disposent pas de tels réseaux pour les soutenir. Pour cette raison, ces salariés sont plus atomisés que ceux travaillant dans les entreprises d’État.
Même si certains sont près à se battre pour leurs droits légitimes, les sanctions encourues par ceux qui cherchent à organiser les salariés sur des bases indépendantes sont si importantes que cela dissuade la plupart d’entre eux.
En résumé, le système du hukou s’est montré un outil très efficace pour mettre en œuvre le projet de la bureaucratie de réinsertion dans le capitalisme mondialisé. Son existence a permis l’enrichissement de la bureaucratie et des nouveaux entrepreneurs aux dépends des travailleurs migrants.
Depuis le milieu des années 1990, le système du hukou a été graduellement assoupli. Premièrement, les ruraux ont été autorisés à acheter une carte temporaire de résident urbain (en général valable pour un an) leur permettant de travailler légalement. Le coût de ces cartes a progressivement baissé et est devenu accessible. À partir de 1998, les parents ont eu la possibilité de transmettre leur titre de résidence (hukou) par la mère ou par le père, ce qui a diminué la discrimination existant contre les femmes paysannes.
En 2003, après que le vacarme ayant entouré la mort de Sun Zhigang [5] ait alarmé les autorités, les lois sur l’emprisonnement et le rapatriement des « sans papiers » (ceux qui ne disposent pas du bon hukou) ont été abolies. L’apartheid géographique a été ainsi largement éliminé. Néanmoins, l’apartheid social en général, et en particulier le système du hukou, est demeuré intact.
Le marquage permanent comme « étranger » et citoyen de seconde classe est demeuré inchangé et il empêche les travailleurs migrants d’accéder à l’ascenseur social dans les villes. La plupart des emplois corrects continuent à être réservés à ceux qui possèdent le titre local de résidence (hukou). Les migrants continuent à ne pas pouvoir s’installer définitivement en ville, ils peuvent seulement y travailler quelques années, et doivent retourner ensuite dans leur village d’origine. Il est donc pour eux extrêmement difficile de faire des projets à long terme dans cet environnement qui leur est étranger.
Bien que le hukou puisse dorénavant être transmis aux enfants par le père ou par la mère, on est encore très loin d’une réelle égalité des sexes. L’élimination de l’inégalité légale entre les sexes après 1998, en ce qui concerne le système du hukou, n’implique pas l’élimination de l’inégalité dans les faits. À la campagne, en général, les femmes bénéficient de moins d’éducation et on considère que leur rôle est de s’occuper de leur famille. Pour cette raison, beaucoup de travailleuses migrantes, après avoir travaillé quelques années en ville, doivent revenir dans leur village après leur mariage afin de s’occuper de leur famille. Il en résulte qu’elles considèrent leur présence en ville comme temporaire, encore plus que ne le font les migrants de sexe masculin.
ANNEXE
La réforme du système d’enregistrement de la résidence (hukou)
Depuis 2001, face à l’inefficacité d’un système devenu trop complexe et au mécontentement des migrants, des réformes ont été initiées. La séparation rigide entre certificat de résidence agricole ou non agricole est officiellement critiquée. L’objectif annoncé est de mettre fin à ce double système au cours des années à venir. Certaines provinces ont mis en place un système unifié de « foyers résidents » ne faisant plus référence, sur le plan interne, aux statuts agricole ou non agricole.
Une deuxième réforme a pour visée d’instaurer une plus grande adéquation entre domicile de fait et domicile de droit. Désormais, les personnes qui possèdent un domicile fixe, un emploi stable ou des sources de revenu régulières dans une localité urbaine correspondant au chef-lieu de district ou à une petite ville doivent pouvoir y domicilier leur hukou si elles le désirent.
Il s’agit ainsi de simplifier le système existant dans quelques 20 000 localités en supprimant les sous-catégories de hukou et en accordant automatiquement aux migrants qui le désirent le statut de résident permanent. A moyen terme, ce modèle doit être étendu aux grandes villes et aux métropoles.
Le recours à l’usage de quotas limitant le nombre de nouveaux arrivants dans chaque localité urbaine a déjà diminué. L’absence d’un système unifié de sécurité sociale sur l’ensemble du territoire chinois est toutefois avancée pour justifier le rythme très progressif des réformes en cours.
Transférer son hukou en ville est néanmoins possible aujourd’hui pour ceux qui possèdent des ressources et un domicile fixes, et qui peuvent répondre aux besoins du développement économique et social local. En d’autres termes, les critères permettant d’obtenir des droits de résidence permanents en milieu urbain sont aujourd’hui établis au niveau des gouvernements municipaux dans les grandes villes. Celles-ci détiennent ainsi les moyens de peser sur la taille et la composition de la population locale en enregistrant d’emblée certains migrants comme des résidents officiels et en ne reconnaissant aux autres que des droits temporaires.
* D’après Isabelle Thireau dans Dictionnaire de la Chine contemporaine, Armand Colin (2006) pp. 89-91.