J’ai été arraché de Paris au soir du 24 août 2002. Menottes accrochées à un anneau planté dans un mur du bureau de la Division nationale antiterroriste (Dnat), entouré de flics, je pris ainsi congé de mes amis, de ma maison, de cette ville que je sentais aussi mienne.
L’Italie avait un urgent besoin de récupérer un de ces jeunes maudits des années rebelles pour l’offrir en pâture à l’opinion publique. Marco Biagi, expert du gouvernement italien pour la libéralisation du marché de l’emploi, avait été tué le 19 mars 2004 par un petit groupuscule qui s’était approprié l’un des derniers sigles de la lutte armée, ressorti pour l’occasion du musée de l’histoire. Un pays étourdi et ennuyé jusqu’à être futile, gagné par l’envie d’oublier, dérouté par la possibilité de savoir, avait été secoué par ces coups de feux soudains. Irrité par son brusque réveil, il avait fouillé furieusement dans un passé désormais méconnu. Il cherchait dans les personnages d’hier les coupables d’aujourd’hui.
L’extradition d’un réfugié, qui depuis onze ans vivait en France, devenait ainsi le moyen commode de détourner l’attention de l’impasse dans laquelle s’était enlisée l’enquête. Cette opération inaugurait un nouveau théorème politique : arrêter les rescapés de la vague révolutionnaire des années 1970-1980 ; utiliser leur châtiment tardif comme un avertissement envers ceux qui auraient pu, de nouveau, manifester l’intention de prendre les armes. Plutôt que solder les comptes d’hier, on anticipait ceux de demain. A la doctrine Mitterrand, conçue pour trouver une issue politique au conflit violent surgi du long Mai rampant italien, se trouvait substituée la doctrine Pisanu. Celle-ci établissait un lien de continuité entre les attentats présents et les militants actifs des décennies précédentes. Une formidable réécriture de l’histoire visant à escamoter le bilan tiré, entre 1987 et 1989, par les prisonniers et les réfugiés, lorsqu’ils avaient proclamé la « fin du cycle politique de la lutte armée ».
Un énorme montage judiciaire est donc à l’origine de mon extradition. Cette dernière s’est en fait révélée le prétexte utilisé pour justifier la fin de la doctrine Mitterrand. En juillet 2002, le substitut du procureur de Bologne déclenchait à mon encontre une procédure immédiatement relayée par la police française. Un jour avant mon interpellation, une première commission rogatoire internationale était adressée aux autorités françaises. Selon les mots de Charlotte Caubel, l’adjointe du chef du bureau d’entraide pénale internationale du ministère de la Justice, je me trouvais « directement mis en cause » dans l’attentat contre Biagi. Les « charges » se constituaient de deux de mes articles publiés sur un site web. J’y affrontais les violentes polémiques provoquées en Italie, en juin 2002, par les lettres de Marco Biagi dénonçant, peu avant d’être tué, le refus des autorités de lui accorder une protection policière, lettres s’en prenant de surcroît au secrétaire général de la CGIL de l’époque, Sergio Cofferati.
Mes textes avaient sans doute irrité. D’importants responsables du ministère de l’Intérieur et de la préfecture de Bologne avaient en effet été l’objet d’enquêtes consécutives au scandale déclenché par ces appels à l’aide totalement ignorés des autorités de l’Etat. En moins de dix heures, je me suis retrouvé en Italie. La procédure s’est déroulée en violation du « principe de spécialité » (article 14 de la Convention européenne de 1957 sur les extraditions), qui stipule que personne ne peut être poursuivi, arrêté, jugé pour un fait différent de celui invoqué dans le décret d’extradition et antérieur à la remise au pays requérant. L’Italie aurait dû lancer un nouveau mandat concernant spécifiquement l’affaire Biagi, et c’est celui-là que la chambre d’accusation eût dû apprécier dans ses fondements. Bien évidemment, les charges étant inexistantes, un avis défavorable était probable. Ce qui aurait une nouvelle fois démontré les méthodes douteuses de la magistrature italienne et souligné l’illégitimité du vieux décret d’extradition de 1994. Matignon se serait alors retrouvé dans un grand embarras. D’où l’arrangement imaginé en coulisses par les deux gouvernements.
Voilà une belle illustration de ce dont nous menace le nouvel espace judiciaire européen. Pour couvrir cette illégalité grossière, le procureur de Bologne a mené une véritable enquête occulte durant une année entière, hors de toute règle procédurale. Une deuxième commission rogatoire a permis à la Dnat, deux mois après mon extradition, de fouiller mon appartement, de saisir les ordinateurs (réduits en miettes depuis), de placer ma compagne (une citoyenne française) en garde à vue pendant une journée, etc. Les enquêteurs ont volontairement ignoré qu’aux jours et aux heures où, selon leurs accusations, j’aurais dû me trouver à Bologne pour effectuer des repérages devant le domicile de Biagi, je tenais mes cours à l’université de Paris-8, lorsque je ne participais pas à des réunions publiques en présence de dizaines de témoins. Le ministre de l’Intérieur italien sera même allé jusqu’à récrire ma biographie pour faire de moi l’une des figures centrales des nouvelles Brigades rouges-Parti communiste combattant.
Finalement, presque deux ans après mon extradition, en mai 2004, le responsable de l’enquête s’est trouvé contraint de demander le classement des investigations. Peu importe, l’objectif était atteint d’ouvrir une brèche dans le mur de la doctrine Mitterrand. Un boulevard était ouvert aux tenants d’une politique d’extraditions. Durant ces deux nouvelles années d’incarcération dans les geôles italiennes, j’ai été plus un otage qu’un détenu. La magistrature, le gouvernement et l’administration pénitentiaire se retrouvent à présent dans un grand embarras, ne sachant plus comment me « gérer ». Ils aimeraient bien que l’oubli retombe sur moi afin que je purge dans l’indifférence générale les treize années et demie de prison qui me restent à effectuer. A travers les cas des réfugiés, ce n’est pas le passé qui revient, c’est le futur qui manque à l’appel.