Le dynamisme de la société iranienne force l’admiration et suscite la jalousie (celle des Arabes, mais cest un sujet très complexe)! Dynamisme exprimé dans la rue, tout au long de deux semaines tachées par le sang répandu et des milliers d'arrestations. Ces manifestations dépassent le phénomène habituel d'explosions de colère qui éclatent et s'éteignent comme un éclair. Et dynamisme des politiques, des intellectuels et des religieux qui ont pris des positions limpides, en plein dans l'évènement et visant à l'influer. Ces derniers ont participé aux manifestations, les ont parfois conduites, ont participé aux rassemblements et {sit-in} et ont exprimé ainsi leurs convictions. Qu
il est beau d’avoir des convictions que l’on défend jusqu’à payer un prix très élevé. Slovoj Zizek, le philosophe slovène, avait dit un jour « pas d’éthique sans croyance ». Et ce nétait pas que de croyance religieuse qu
il sagissait…
Il serait complètement imbécile de ne voir dans l'intérêt international soulevé par la situation iranienne que {« la rancœur occidentale»} à l
encontre de la révolution islamique, comme le prétend l’appareil de propagande du régime et ceux qui lui sont affiliés. Ceci vise à gommer l’importance de l’événement. Parler dingérences européennes est une tentative misérable du même genre. C'est – en plus de l'importance objective de l'Iran - ce dynamisme qui a crée l'intérêt exprimé par des centaines d'articles et de pétitions à travers le monde. Les complots et les rancœurs, sans nier leur existence, n
expliquent pas ce qui se passe en Iran.
Il est autant misérable de qualifier les protestations de « révolution de velours », pour insinuer deux choses : qu’elles sont manipulées par en haut, comme c’était le cas des révolutions colorées de lex-bloc soviétique, où les empreintes des services américains sont claires: leurs plans d'action, le financement qu
ils ont investi dans des ONG préfabriquées ou cooptées, les entrainant ou les pilotant…Tout ceci nexplique pas, là non plus, les changements survenus dans cette partie du monde, mais le succès de l'ingérence là-bas souligne peut-être qu
il a croisé un moment de vide et d’ébranlement, que l’ingérence na pas inventé. L'autre insinuation est plus hypocrite, car elle laisse croire que ces protestations sont le fait de classes aisées : le velours n
est pas l’habit du peuple qui, lui, marche fidèlement derrière Ahmadinejad. Plus simplificateur et démagogue on meurt !
Le « velours » ainsi ajouté aux précédentes qualifications, celles de « voyous », de « chaos », ou d’« ingérence », prépare bien le terrain pour la répression sans retenue. Là aussi, aucune innovation ! Les ressemblances sont frappantes avec le long processus de l’effondrement de l’Union soviétique : dans les justifications du groupe au pouvoir, son comportement, ses méthodes, ses dispositifs pour « protéger » le régime, la hiérarchisation des priorités, si simplifiée qu’elle devient coercitive et profondément mauvaise. On y retrouve également des ressemblances avec les conflits entre des parties qui, en fin de compte, se situaient toutes sur un terrain commun, et nétaient pas ennemis. Mais ces divergences avaient été réglées par des liquidations atroces et l'instauration du goulag.
La garde révolutionnaire iranienne ressemble de plus en plus aux gardes républicaines (ou autres unités d'élite) des régimes autocratiques de la région. La ressemblance ne concerne pas uniquement sa discipline dans l'application d'une conduite répressive contre les protestataires, mais évoque sa conscience de la place privilégiée qu
elle occupe dans la structure sociale du pays. Symbolique et morale certes, mais pas seulement ! Cette place sociale privilégiée est la concrétisation dun réseau complexe d'intérêts bien matériels, quantifiables en centaines de millions d
euros, réparties de haut en bas.
Toutefois, les protestations ont laissé leurs traces sur la légitimité de l’élection de Ahmadinejad, et ceci indépendamment des résultats du recomptage partiel qui a autorisé les instances concernées à confirmer son succès, et indépendamment même de léventualité de son succès initial. La légitimité ne se résumant pas au seul succès électoral, un de ses éléments constitutifs est la capacité à obtenir le consentement des opposants sur le droit de détenir le pouvoir. Sur ce point, la légitimité de Ahmadinejad est doublement suspecte : d’une part le doute qui plane sur son triomphe électoral, et d’autre part son choix de défendre ce triomphe par la répression sanglante. Plus importante encore, l'altération de la légitimité atteint Khamenei, parce qu'il a ouvertement soutenu Nejad, alors qu'il était censé être au dessus de la mêlée, et parce qu'il a préparé le terrain à la répression lors de son discours du vendredi 19 juin.
Ces raisons restent cependant secondaires par rapport aux questionnements politiques qui ont émergé, et qui touchent les prérogatives du « wali el fakih » le guide suprême, et l
idée de wilayat el fakih elle-même. En fait les deux niveaux sont liés. Dans l’idée de wilayat al fakih que Khomeiny a repêché dans de vieux livres et polémiques, et tel quil l'a exercé, le statut du {wali} (représentant et lieutenant de l'imam absent - sorte de messie – qui, lui, possède la légitimité de gouverner dans la justice) jouit de pouvoir absolu et sacré. Ses positions sont supérieures à toute décision de n'importe quelle instance, et à tout mécanisme quel qu'il soit. Cette théorie est restée étrangère à la théologie politique shiite, traditionnellement méfiante à l'égard du pouvoir quel qu'il soit, et plusieurs grands ayatollah la rejettent.
A la lumière de tout ceci, il est autorisé d'affirmer que, pour garder sa légitimité, l'énorme révolution intellectuelle et politique réalisée par Khomeiny doit rester ouverte aux différents points de vues, et ne pas se contenter de représenter un Imam absent, alors que les procédures d'acquisition de cette représentativité sont tellement terrestres… si le lieutenant ajoutait à cela un exercice du pouvoir aussi terrestre lui aussi, ce serait le comble !
Ainsi ce qui s
est passé les semaines précédentes, n’étant pas né du néant, n’est pas fini, même si la suite est invisible actuellement. C’est un tournant.