L’entrée du grand ayatollah Ali Hussein Montazeri sur la scène du « vandalisme et du désordre », selon les termes officiels iraniens pour qualifier les protestations, poussera-t-elle l’aile au pouvoir à Téhéran à revoir aussi bien cette qualification que sa propre conduite ? Dans le bras de fer actuel, qui vise à jauger le poids et la détermination des deux parties, ce n’est certainement pas – et malgré la longue période de retrait quil a observé - l’avis de quelqu’un comme Montazeri qui peut être ignoré. Surtout lorsqu
il est accompagné d’une fatwa religieuse déclarant que « résister à la volonté du peuple est proscrit par la religion » (pourvu que cette fatwa se généralise !). Voila que Montazeri ne se laisse pas subjuguer par « les processus démocratiques », mais va dans le vif du sujet : il y a un désaccord tellement profond et grave que le seul dilemme du comptage des voix ne le résume pas.
Y-a-t-il eu fraude ou pas ? Et quelle est son ampleur ? C’est là une discussion qui est presque hors sujet. Dabord, il est impossible de trancher, et il nous faut admettre que les preuves se neutralisent réciproquement. De plus, les événements en cours aujourd’hui en Iran sont trop essentiels pour se contenter de les inscrire dans un cadre aussi réducteur que celui-là. Il est stérile, et ne rend pas compte du moment historique. Admettons que la majorité des électeurs auraient réélus Ahmadinejad : parce qu
il prétend représenter les classes les plus démunies, parce quil jouit du soutien du Khamenei, Wali el Fakih, Guide suprême de la révolution, parce qu’il pratique un discours qui correspond aux désirs et aux croyances les plus primaires (élémentaires ?) de la plupart des gens, conservateurs dans le sens vulgaire du terme, parce que ses postures provocatrices et exhibitionnistes le font apparaître comme celui qui tient le plus à instaurer la grandeur de l’Iran…alors supposons qu’il soit le vainqueur, cela résoudra t-il le problème?
Ce qui est apparu depuis deux semaines est bien le manque de canaux efficaces capables de résorber les conflits existants, mais aussi capables d’empêcher leur glissement violent et sanglant dans la rue. Ceci signifie d
abord que les mécanismes électoraux ne constituent plus un tampon, alors qu’ils avaient été des outils de contenance des divergences entre les différents courants, et quils ont cessé d’être un moyen de communication, permettant ainsi une certaine participation générale à la politique. Ces fonctions garantissaient d’une certaine manière une porte de sortie supplémentaire aux conflits/équilibres au sein des différents appareils, qu’il s’agisse d
appareils religieux, sécuritaires ou même militaires, avec l’ensemble des intérêts qui gravitent autour. L’existence de ce canal supplémentaire quest les élections générales revêt une grande importance dans le régime islamique iranien, traversé par des divergences profondes. Il en était ainsi même sous Khomeiny, en dépit de tout son charisme et de toute la force que lui a procurée sa victoire sur le Shah. Parce que Khomeiny avait déterré la théorie de « Wilayat el-Faqih », et l
a utilisé pour installer son pouvoir. Mais la moitié des chiites sopposent à cette théorie, tant elle va à l’encontre de leur convictions théologico-politiques et surtout de leur parcours historique. D
où la nécessité de recherche permanente de compromis consensuel.
Lors de son discours du vendredi 19 juin, qui a précédé la répression sanglante, le Guide Suprême actuel, Khamenei, a-t-il voulu insinuer que les manifestants visaient justement « wilayat al fakih », en disant qu’ils mettaient en péril le « régime politique » ?
Khamenei voulait reprendre la situation en main en se contentant de se référer aux mécanismes électoraux comme s’ils étaient une affaire technique, et en menaçant des pires conséquences, menaces traduites le lendemain par des dizaines de morts dans les rues et des milliers d’arrestations, et par un verrouillage de l’isolement médiatique du pays.
Tout ceci indique que l’Iran confronte une crise majeure. Provoquée par quelques « voyous », « terroristes » ou « vendus » entraînés par les britanniques à Basra, ou encore par de simples « fouteurs de troubles » !! Ahmadinejad a peut-être gagné les élections, mais ce succès, s’il est avéré, ne peut camoufler l’énorme problème que confronte l’Iran. Si Mousavi avait gagné, la situation aurait été quasiment identique. La question n’est même pas de prendre acte de la présence d’une vraie division dans le pays, mais de savoir quelles sont les dynamiques qui permettent de la gérer pacifiquement. Chose impossible sans admettre la légitimité de la protestation, mais aussi la légitimité des courants opposés, et de trouver une formule qui permette d’en tenir compte. La répression peut éventuellement étouffer la protestation, mais elle ne la fera pas disparaître et ne l`anéantira sûrement pas. Bien au contraire, elle s’enracinera davantage ! Ce sont là des lois que d’autres révolutions ont connues et elles sont valables pour l’Iran, scandées d’ailleurs tous les jours dans les rues et réaffirmées dans les communiqués des leaders de l’opposition, pourtant tellement divers.
L’Iran aujourd’hui a besoin de bien plus que de se barricader derrière la théorie de Wilayat el Fakih, qui a fait son temps, permettant certes le triomphe de la révolution islamique et lui donnant la cohérence requise pour affronter les catastrophes (notamment la guerre avec l’Irak). L’Iran d’aujourd’hui, si l’on s’en tient à l’espace musulman, est représenté par Zahra Eshraghi, à la fois petite fille de Khomeiny et présidente de « l’association de protection de la femme ». Son association a mené la campagne « un million de signatures » pour l’abrogation des lois discriminatoires envers les femmes. Le Conseil des gardiens de la constitution ou l’Assemblée des experts sont-ils plus légitime que Eshraghi ? Peuvent-ils tout simplement la faire taire ou l’ignorer ? Et au nom de quoi ? C’est là que se situe l’équation que Ahmadinejad, épaulé par Khamenei, ne semblerait pas vouloir comprendre ou même être en mesure de comprendre.