Geisser : une pétition à l’aveuglette
Par ELISABETH ROUDINESCO historienne, directrice de recherches à l’université de Paris-VII (GHSS).
Chercheur au CNRS, politologue et membre de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe, Vincent Geisser, auteur d’un pamphlet (la Nouvelle Islamophobie, 2003) destiné à dénoncer les chercheurs et intellectuels qui se permettent de critiquer, non pas l’islam, mais l’islamisme radical, a été convoqué par un haut fonctionnaire de la sécurité défense (HFD) devant le conseil de discipline du CNRS pour y répondre de « manquement à l’obligation de réserve ». Cette procédure est discutable et doit être critiquée car elle met en cause l’indépendance qui a été reconnue aux professeurs d’université par le Conseil constitutionnel dans une décision (83-165) du 20 janvier 1984 et qui a été ensuite étendue à bon nombre de chercheurs. Mais il semble que jusqu’à présent elle n’a pas été contestée au sein du CNRS : ceci est à vérifier.
A l’initiative d’Esther Benbassa, un comité de chercheurs parmi les plus brillants de ce pays a lancé le 10 juin une pétition en faveur de Vincent Geisser afin de le soutenir au nom de la liberté d’expression. Cette pétition a reçu le soutien de nombreuses associations.
Esther Benbassa a cependant omis dans son appel de mentionner que Geisser n’est pas seulement un chercheur mais aussi un défenseur officiel en France de l’islamisme radical, largement contesté pour la dangerosité de ses propos notamment par les représentants de l’islam des Lumières, Fethi Benslama et Abdelwahab Meddeb, qui lui reprochent de les présenter comme des « ennemis de l’islam vendus à l’Occident » et de favoriser ainsi la cause de l’extrémisme religieux. Tous deux se sont manifestés dans des mails auprès d’Esther Benbassa pour que leur protestation soit simplement entendue.
Bon nombre de signataires de cette pétition n’avaient pas connaissance des interventions de Geisser quand ils ont décidé de le soutenir. Or, les membres du comité n’ont pas pris en compte leurs arguments ni ceux des laïques attachés à l’islam des Lumières et qui réclament que soient fermement condamnés les propos insultants de Geisser, même si par ailleurs, ils sont favorables à une contestation des procédures disciplinaires imposées à des chercheurs du CNRS.
Notons que Geisser a qualifié les dirigeants de SOS Racisme de « facilitateurs d’islamophobie », qu’il a fait de même avec l’association Ni putes ni soumises, qu’il s’en est pris également au recteur de la mosquée de Paris et qu’il a qualifié de « national-laïcisme » la loi contre le port des signes religieux à l’école. Il a surtout comparé Joseph Illand, chargé de son dossier, à un « idéologue qui traque les musulmans et leurs amis, comme à une certaine époque, on traquait les Juifs et les Justes ». Celui-ci a porté plainte pour diffamation à titre personnel. Or les deux procédures sont incompatibles : un chercheur ne peut être à la fois poursuivi au pénal et objet d’une simple enquête administrative. Il faut donc maintenant que la direction du CNRS prenne clairement position afin de montrer que cette prestigieuse institution n’est pas un nid d’espions et que les chercheurs n’y subissent aucune atteinte à leur liberté d’expression sauf quand ils cessent d’être des chercheurs pour devenir des insulteurs.
En attendant que le comité qui a lancé la pétition intègre ces données dans sa prise de position et ne se contente pas de faire de Geisser le martyr d’une entrave à la liberté d’expression, au moment même où, en Iran, les opposants à l’obscurantisme fanatique risquent leur vie en se battant pour un islam modéré, j’ai refusé de la signer après une longue discussion par mails avec les membres du comité d’organisation. Quand j’ai fait connaître mes motivations, j’ai reçu une avalanche de mails. Certaines personnes et même des collectifs généreux avaient signé une pétition contre une procédure sans savoir qui ils défendaient ; d’autres, plus informées, avaient refusé de la signer parce qu’elle laissait entendre que les organisateurs de ladite pétition soutenaient les propos inacceptables de Geisser. Certains ont retiré leurs signatures et demandé des explications qui ne viennent toujours pas.
Que ce soit clair : la phrase de Voltaire sans cesse invoquée, selon laquelle on doit, au nom d’un principe, défendre absolument la liberté d’expression d’une personne, ne s’applique que lorsqu’on est informé de ce que pense cette personne.
Or, dans cette affaire, ce n’était pas le cas puisque la pétition présente le chercheur comme la victime d’un harcèlement sans faire référence au contenu de ses interventions qui ne relèvent pas d’un travail de recherche.
Si la pétition avait été plus « voltairienne », je l’aurais signée : ce n’était pas le cas ; elle est manichéenne et contraire à l’idée que l’on doit toujours requérir le « consentement éclairé » des personnes auxquelles on s’adresse et donc les informer avec le maximum d’objectivité. Tel doit être, à mon sens, le véritable débat autour de cette affaire. La discussion est désormais publique et ouverte.
* Paru dans le quotidien Libération du 25/06/2009.
L’affaire Geisser agite les universitaires
Par Esther BENBASSA, directrice d’études à l’EPHE, membre du Collectif pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique
[Le cas du chercheur Vincent Geisser, convoqué devant le conseil de discipline du CNRS pour « manquement à l’obligation de réserve », divise le monde universitaire. Une pétition en sa faveur, lancée par Esther Benbassa, a été refusée par Libération (et les autres quotidiens français) : il s’agit d’un appel pour le droit à la liberté intellectuelle - nous sommes tous pour, bien sûr - mais très vague. L’historienne Elisabeth Roudinesco a pris position dans Libération le 25 juin, expliquant qu’elle aurait signé cette pétition si on n’avait pas « oublié » de présenter ce chercheur qui défend l’islamisme radical, et attaque d’autres intellectuels comme « ennemis de l’islam vendus à l’Occident. » Esther Benbassa tente de montrer, ici, que Geisser n’est pas un islamiste. Chacun se déterminera. A.L.-W.]
L’appel lancé, à mon initiative, par « un comité de chercheurs parmi les plus brillants de ce pays » a rassemblé à ce jour près de 5 000 signatures. Il bénéficie du soutien d’un grand nombre d’associations professionnelles (en sociologie, anthropologie, ethnologie et sciences sociales et politiques). Le 24 juin, 46 universitaires nord-américains parmi les plus prestigieux ainsi que les California Scholars for Academic Freedom (plus de 125 personnes) ont adressé une lettre ouverte à la présidente du CNRS et relayé à leur tour notre appel au respect du principe indivisible et inaliénable de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs. Tous, sur les deux rives de l’Atlantique, au nom de ce principe, nous exigeons la levée de la procédure disciplinaire engagée contre Vincent Geisser, pour empêcher qu’elle fasse jurisprudence. Les intellectuels américains, qui ont connu le maccarthysme et le bushisme, savent de quoi ils parlent.
Nombre de membres du comité de lancement, de signataires et moi-même ne partageons pas, loin de là, toutes les prises de position de notre collègue. Nous considérons seulement qu’exiger de lui le respect d’un devoir de réserve, qu’accepter qu’un fonctionnaire de la défense, logé au Centre national de la recherche scientifique, juge sa recherche sur l’islam sans en avoir la moindre compétence constitue un précédent gravissime et une menace pour la démocratie elle-même. D’autres que Vincent Geisser ont été la cible du même harcèlement, jusqu’à un chercheur en sciences dures dont le blog, hébergé par un serveur CNRS, a été censuré parce qu’il évoquait cette affaire.
Cette ingérence intolérable risque de devenir la règle dans des universités dont les présidents, désormais autonomes, à savoir tout puissants, pourront se sentir autorisés à imposer toutes les censures. Un bon chercheur ne sera-t-il désormais plus qu’un chercheur docile, ressassant une science inoffensive, et se pliant aux diktats des sots et des puissants ?
Vincent Geisser n’est pas un islamiste. Elisabeth Roudinesco, qui a expliqué dans une tribune dans Libération jeudi dernier pourquoi elle ne s’est pas associée à l’appel, ne l’a jamais lu sérieusement. La rumeur faisant office de jugement scientifique, voilà où nous en sommes en effet.
Le laboratoire de Geisser, la commission 33 du CNRS, instance d’évaluation légitime, ont dûment protesté contre cette dérive. Mme Roudinesco qui, si elle se prévaut d’un titre universitaire, n’appartient pas, à ma connaissance, au corps des chercheurs ni à celui des enseignants-chercheurs de la fonction publique, ne pourrait d’ailleurs pas siéger dans de telles instances. Intellectuelle jamais évaluée par sa tutelle, elle jouit d’une indépendance sans risque, à la différence de Geisser. Comme Mme Fourest dans Le Monde, Mme Roudinesco dans Libération juge et condamne dans l’ignorance. Elle pense et agit en fait exactement comme l’ingénieur général Joseph Illand, le fonctionnaire de défense du CNRS. En accusant Geisser d’être un relais de l’islamisme radical (du terrorisme en fait), elle lui fait courir un danger majeur : la perte éventuelle de son emploi ou sa rétrogradation.
La tribune de Mme Roudinesco est une insulte aux 5000 signataires de notre appel, qui ne sont ni des naïfs ni des ignares. Elle est un nouveau coup porté à la liberté intellectuelle dans ce pays. Oui, Mme Roudinesco, vous faites le jeu de ceux qui nous gouvernent et qui ne se lassent pas de mépriser les intellectuels. Bravo. Tant d’articles dans la presse, tant de renvois au travail de Geisser, un site web régulièrement alimenté pour informer le public en toute transparence, et vous parlez encore de « pétition à l’aveuglette » ?
Fethi Benslama et Abdelwahab Meddeb, « représentants de l’islam des Lumières », du témoignage desquels vous vous prévalez, ont eux signé notre appel, et je leur rends solennellement hommage sur ce point, parce qu’ils ont eu la sagesse et le courage de signer en faveur d’un homme qu’ils considèrent comme un adversaire. Eux savent, comme nous, le prix de la démocratie et de la liberté de penser - y compris de penser contre eux. J’ajoute que nous n’avons enregistré à ce jour, malgré votre action contre cette pétition, que 5 retraits de signatures. De quoi nous parlez-vous donc ? Qui manipule qui ici ?
Madame, je veux bien que vous soyez « voltairienne ». Soyez seulement un peu plus modeste. Car l’aveugle, pour l’instant, c’est vous. Si l’on brûle des livres demain, « voltairienne », le serez-vous encore ?
http://petition.liberteintellectuelle.net
* Paru dans le quotidien Libération du 29/06/2009.
L’ « Islam hard » et les intellectuels
Réaction au Rebond d’Esther Benbassa dans Libération au sujet de l’affaire Vincent Geisser.
Par Rose Prudence
Il faut bien évidemment défendre avec la dernière énergie le droit de V. Geisser à dire tout ce qu’il veut. Et même à insulter qui il veut - il ne serait pas le premier. Et même au titre de son expertise de chercheur ? Pourquoi pas. Mais il n’est pas interdit de connaître ses propos. N’en déplaise à ses ardents défenseurs, ceux-ci n’ont rien de futile, compte tenu des personnes qu’il attaque, et des dangers auxquels il les expose - dangers sans proportion aucune avec le Conseil de discipline devant lequel il est convoqué.
Ses partisans ont-il lu « ’Islam light ’ : un produit qui se vend bien » [1] ? VG s’y livre à une diatribe enfammée contre un certain nombre d’intellectuels d’origine musulmane opposés à l’islamisme, et qui plaident, chacun à sa manière, pour un « Islam des Lumières ». Selon lui, Abdelwahab Meddeb, Malek Chebel, Fethi Benslama, Abdennour Bidar seraient devenus à peu de frais en quelques années les très suspects « chouchous musulmans des médias et des intellectuels français ». Or, dit VG, ces intellectuels, prétendument novateurs, ne sont en réalité que les « les suiveurs et les héritiers d’une critique « interne à l’islam qui a connu son apogée durant la période coloniale et, plus particulièrement, en Algérie française » - laquelle critique, « répondait moins à une volonté de réformer l’islam de l’intérieur que de donner des gages de « conformité » au discours ambiant » Traduisons : Meddeb, Chebel, Ben Slama, Bidar ne font que remettre au gout du jour de vieilles pratiques de collaboration intellectuelle avec le colonisateur. A force de vouloir s’acheter une bonne conduite auprès des « élites politiques, [des] médias, [des] intellectuels habitués des plateaux TV, » et retrouvent tout bonnement, « les accents fortement assimilationnistes de certaines élites indigènes profrançaises pendant la période coloniale » (je souligne).
Ces avocats d’un « islam des Lumières » ne font donc, selon V.G., que continuer dans les media aujourd’hui le travail de négation et de destruction de l’identité musulmane entrepris depuis la colonisation - et deviennent, ce faisant, les alliés objectifs du post-colonialisme assimilationniste, les alibis et les soutiens des politiques discriminatoires, racistes, éradicatrices même, à l’encontre des musulmans de France : ils sont, tout simplement des « musulmans islamophobes » (dans un style à peine moins châtié - mais plus explicite -, Marc-Edouard Nabe, officiellement aux antipodes des opinions de Geisser, les appelle, lui, des collabeurs). Nous savons, et VG ne peut l’ignorer lorsqu’il s’exprime bardé de la liste de ses ouvrages scientifiques que les qualifier ainsi, c’est les exposer, d’emblée, à une fatwa ou, pire, à la vindicte du premier djihadiste venu.
On mesure la mansuétude qu’il aura fallu à certains de ces intellectuels pour, malgré tout, signer une pétition de soutien à celui qui les accuse, rien de moins, que de vouloir « promouvoir un islam sans musulmans, …. épuré des ses croyants et de ses pratiquants » !
Il y a pire. Le ton de VG change dès lors qu’il est question des femmes d’origine musulmane, laïques et féministes, qu’il désigne, dans un titre stupéfiant, comme « les poupées-Barbie de l’Islam light » [2]. Le mépris des femmes, le machisme virulent de l’ardent pourfendeur de l’islamophobie se donne ici libre cours, dans les clichés les plus grossièrement misogynes et sexistes. Les femmes auxquelles il s’attaque (Latifa Ben Mansour, Malika Mokeddem ou Khalida Messaoudi d’une part, Chahdortt Djavann, Irshad Manji ou Ayaan Hirsi Ali de l’autre) deviennent sous sa plume des « Cosette musulmanes » incapables, contrairement à leurs alliés masculins, d’une once de réflexion politique. Elles sont les « actrices passives d’une mise en scène émotionnelle et passionnelle », dont la seule fonction médiatique est celle d’un « exhibitionnisme télévisuel, jouant sur une forme d’érotisme malsain ».
Le crime de Chahdortt Djavann, Irshad Manji ou Ayaan Hirsi Ali ? C’est (aux yeux de VG) d’abord d’être jeunes, télégéniques et… « sexy ». Si elles sont sollicitées par les media c’est d’abord pour leur « capacité à mettre en scène un érotisme victimaire (sic). Et ces , « nouvelles martyres » ne renvoient à « une image de sensualité et de pureté, presque innocente, sortes de Madones des temps modernes » que, pour mieux faire passer le « racisme à peine voilé » de leur message islamophobe,
Sois belle, martyre, et tais-toi - mais fais-moi bander ! Il reste que, tout occupé à ériger des contructions érotico-S&M sur les femmes des Lumières, VG en oublie l’essentiel : c’est que, ces « Cosette musulmanes », ces « poupées-Barbie » (on appréciera la délicatesse de l’insulte), au cerveau lisse comme un petit pois mais érotiques à souhait ont néanmoins été jugées, toutes trois, dignes de faire l’objet de fatwas : que les unes et les autres vivent aujourd’hui sous protection constante, en danger permanent d’agression - de meurtre. Toutes trois risquent le sort de Théo van Gogh, ami d’Ayaan Hirsi Ali (on sait que celle-ci fut nommément désignée aux coups de son meurtier). De cela, VG ne dit mot, ni de leur courage, ni de l’obstination dont elles doivent faire preuve pour défendre leurs opinions, et notre liberté - les défendre contre les islamistes et aussi contre les chercheurs qui ne voient en elles que des « poupées » à usage sexuel.
Environ 5000 chercheurs se sont émus de la menace que le CNRS ferait peser sur la liberté d’expression de VG (on sait qu’il risque, au mieux, un blâme administratif), et sur sa préférence manifeste pour un « Islam hard ». Je me demande combien d’entre eux se sont mobilisés pour défendre la liberté de mouvement, et … le simple droit de vivre des « poupées-Barbie » Ayaan Hirsi Ali, Chadortt Djavann, Irshad Manji, ou encore de Latifa Ben Mansour, Malika Mokeddem ou Khalida Messaoudi - et de tous les autres musulmans laïcs et progressistes, victimes désignées de ceux qu’il présente, pour sa part, comme les vrais représentants de l’Islam.
* Paru sur le blog Malka Marcovich :
http://malkamarcovich.canalblog.com...