MARDAN (PAKISTAN) ENVOYÉ SPÉCIAL
« Nous n’étions pas heureux, ils tuaient les gens qui refusaient d’obéir à leurs ordres. » Ainsi parle Mohammed Akram des talibans. Il les a bien connus, ces miliciens d’un ordre islamiste pur et dur. A partir de l’été 2007, les fidèles du mollah Fazlullah, affiliés au Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), ont imposé leur loi implacable dans la vallée de Swat, au nord-ouest du Pakistan, qui fut naguère un paradis touristique cerné de massifs boisés himalayens.
Dès le déclenchement, début mai, de l’offensive de l’armée pakistanaise contre les talibans de Swat, Mohammed Akram a sauté dans le premier pick-up, fui les combats et trouvé refuge dans un camp de déplacés à Mardan. Goûtant à la tiède fraîcheur distillée par un auvent de paille, ce modeste agent immobilier fait la grimace en évoquant le régime qu’il a subi deux ans durant à Mingora, le chef-lieu du district de Swat. « De temps en temps, se souvient-il, on voyait en bord de rue les cadavres de gens qu’ils avaient exécutés. »
Contraints de quitter la région de Swat face à l’armée, les talibans ripostent par des attaques-suicides comme celle qui a détruit, mardi 9 juin, l’hôtel Pearl Continental à Peshawar (nord-ouest). Mercredi, un bilan provisoire faisait état de 16 morts et de 57 blessés. Qu’on les rencontre dans les camps officiels ou ailleurs (écoles, campements de fortune en bord de route...), les personnes déplacées à Mardan livrent le même souvenir : les deux années de « pouvoir » taliban à Swat, où vit 1,5 million de personnes, ont été brutales. La population locale, musulmane et pieuse, mais peu familière du rigorisme wahhabite propagé par les talibans, en a été profondément offensée. Dès leur conquête d’une localité, les activistes armés du TTP liquidaient les employés du gouvernement - fonctionnaires, policiers ou militaires - ou autres « espions », souvent décapités.
Ils interdisaient aux femmes de sortir au marché sans être accompagnées d’un homme, et aux filles d’aller à l’école au-delà du « grade 5 » (soit entre 8 et 10 ans). Les femmes ont fort mal vécu cet enfermement. « C’était déprimant, témoigne une mère de famille. On était cloîtrées. Certaines d’entre nous souffraient de problèmes de pression sanguine. »
Les nouveaux maîtres prohibaient la vente d’enregistrements de musique ou de films. Les contrevenants voyaient alors leur boutique détruite à l’explosif. Cette phobie de la musique prenait parfois une dimension cocasse. « Même une sonnerie musicale de téléphone portable déclenchait leur colère », raconte un témoin.
Le cricket, sport très populaire en Asie du Sud, était aussi proscrit. « Ils disaient qu’au lieu de tenir une batte de cricket, on ferait mieux de s’entraîner à la kalachnikov », se souvient Mohammed Iqbal, un déplacé de Mingora rencontré dans une école de Mardan. Par contre, le football était autorisé. « Ils devaient considérer que cela servait d’entraînement physique pour les futurs combats », spécule Mohammed Iqbal.
Si les déplacés de Mardan gardent un souvenir terrifié des talibans, ils évoquent avec indulgence le personnage du mollah Sufi Mohammed, le chef du Tehrik Nifaz shariat-e-Mohammadi (TNSM), ou Mouvement pour l’implantation de la charia (loi islamique). Sufi Mohammed est une figure populaire à Swat. Son combat en faveur de l’application de la charia lui a valu les sympathies d’une population dégoûtée par l’incurie du système judiciaire officiel, lent et corrompu. « Le système judiciaire, c’est la question principale », affirme Mohammed Zamin qui a fui le district de Buner - voisin de Swat - dont les talibans se sont rendus maîtres en avril. « Quand les talibans sont arrivés, ils ont réglé en quelques jours des affaires enlisées depuis des années », ajoute-t-il avec une pointe de satisfaction. Le problème est que cette nouvelle « efficacité » a dû se payer au prix fort d’une violence générale. « En fait, ce qu’on voudrait, précise le vieil homme au calot et à la barbe banche, c’est la charia appliquée par le gouvernement et non par les talibans. »
Mais pour l’heure, c’est la guerre qui dicte sa loi, une guerre où l’armée n’a pas forcément le beau rôle. Les victimes civiles de bombardements aveugles laissent de pénibles souvenirs. « On déteste les talibans mais on déteste aussi l’armée qui tue des innocents », lâche Akhbar Hussein, un jeune de Mingora.