Les éditions La Découverte nous offrent une traduction bienvenue d’un ouvrage de l’historien britannique Benedict Anderson, initialement publié par Verso en 2005 sous le titre Under the Three Flags. Anarchism and the Anticolonial Imagination. Le récit a pour cadre la « première mondialisation » (intellectuelle) qui, avec l’invention du télégraphe et le développement des paquebots, permit la coordination des réseaux militants anticoloniaux. Il se concentre sur cette fin du XIXe siècle où « la dernière insurrection du Nouveau Monde », à Cuba en 1895, « coïncide » avec « la première en Asie », aux Philippines en 1896 [p.8]. En ciblant les milieux anarchistes – avant tout en Europe – et nationalistes – avant tout dans les dernières colonies espagnoles –, il étudie les « rhizomes » du « vaste réseau » mondial liant les uns aux autres. Il s’attache pour ce faire à l’itinéraire de personnalités engagées et polyglottes, souvent expatriées. Jouant « leur rôle de nomades », ces hommes (il y a bien peu de femmes) s’affirment, selon la formule d’Anderson, « les acteurs principaux » du livre [p.10-11].
L’auteur joue sur plusieurs cordes – analyse littéraire, biographie, récit historique, fresque politique – pour mieux nous inviter à suivre les cheminements de la radicalité entre métropoles européennes, Caraïbes et Amériques, Asie du Sud-Est et du Nord-Est. Comment les idées circulent-elles et comment l’imaginaire national s’est-il formé chez des peuples colonisés dans un monde où s’aiguisent les conflits de puissances et sourdent les prémisses de la Grande Guerre ? Quelles interactions entre le soulèvement des Boers en Afrique du Sud contre l’Empire britannique, de José Marti à Cuba et d’Andrés Bonifacio aux Philippines contre l’Empire espagnol ? Quelles résonances entre cercles artistiques, universitaires ou littéraires, entre mouvances anarchistes ou républicaines, entre renouvellement du discours anticolonial et affirmation de l’anti-impérialisme ?
L’auteur ne tente pas de répondre directement à ces questions. Il retrace, pour ce faire, l’itinéraire géopolitique d’anarchistes que l’on retrouve à Paris (Louise Michel, Joris-Karl Huysmans, Félix Fénéon ce « brillant critique d’art et de théâtre », Georges Clémenceau…) ou à Barcelone et de patriotes cubains comme José Marti et Tarrida del Marmol, « illustre anarchiste d’origine créole ». Mais ce sont principalement trois Philippins qui occupent le devant de la scène : José Rizal, le « romancier de génie », médecin et linguiste, Isabelo de los Reyes, « pionnier de l’anthropologie », Mariano Ponce, l’« organisateur ». Plus en retrait, d’autres personnalités nationalistes apparaissent au détour des pages, telles Marcelo Del Pilar, qui longtemps plaça ses espoirs en l’assimilation, Andrés Bonifacio, fondateur du mouvement révolutionnaire Katipunan, Emilio Aguinaldo, qui plus d’une fois se vendit et assassinat ses rivaux, ou Apolinario Mabini, resté fidèle à la révolution. Construit autour de portraits, de romans et de voyages, le récit gagne en couleurs, mais il prend parfois des allures de labyrinthe où le lecteur doit savoir renouer les fils d’une pensée directrice.
Benedict Anderson apporte sa pierre aux études sur José Rizal, « héros national », via, notamment, les intuitions que suscite pour lui la lecture inquisitrice de ses deux grands romans, Noli me tangere (1887) [1] et El Filibusterismo (1891), traités en abondance dans ce livre. Mais il donne aussi leur place à des « personnalités oubliées » de la lutte révolutionnaire, en particulier à la figure fort originale d’Isabelo de los Reyes : seul véritable provincial ilocano parmi l’élite éduquée des ilustrados et néanmoins internationalisé, il est aussi le seul à s’intéresser passionnément aux peuples montagnards résistant à l’hispanisation, se décrivant lui même comme « frère des gens des forêts, les Aetas, les Igorots et les Tinguians » [p25] – ce qui ne l’empêchera pas de fonder dans la capitale, au début du XXe siècle, les premiers syndicats ouvriers modernes !
Les Philippines, Asie latine
La trame géographique et historique tissée par Anderson se noue aux Philippines et les Bannières de la révolte éclairent la très grande originalité de cet archipel asiatique conquis dès le XVIe siècle par l’Espagne et longtemps rattaché au royaume du Mexique via le commerce des galions. Pour un lecteur français, notamment, c’est bien l’un des aspects les plus enrichissant du livre. L’originalité du pays s’affirme au sein de l’empire espagnol d’abord, lui qui n’a connu ni une importante colonisation de peuplement européen, à la différence de l’Amérique latine, ni l’esclavage comme à Cuba. Mais aussi et surtout elle s’affirme dans sa propre région. Après plus de trois siècles d’hispanisation (sauf dans le Sud musulman et pour certaines populations montagnardes), sa culture et ses structures sociales l’apparentent par bien des aspects aux anciennes colonies espagnoles d’outre-Pacifique. Les Philippines sont véritablement l’Asie latine, une situation tellement unique que l’identification des nationalistes avec les civilisations environnantes ne va pas de soi. Le Japon représente certes un univers à part pour nombre d’Asiatiques, mais le choc éprouvé par Mariano Ponce quand il s’y rend en 1898 n’en est pas moins révélateur. Il écrit ainsi à un ami : je m’y « débarrasse de toutes mes conceptions européennes [sic !] ; c’est un monde inconnu qui se révèle à moi, exotique et étranger… » [p.232]. Cette spécificité philippine a été encore accentuée par le passage du pays sous domination étatsunienne durant la première moitié du XXe siècle.
Les Philippines ont été très tôt un point d’appui du capitalisme marchand et du commerce mondial, entre la Chine et le Mexique notamment. Mais pendant longtemps, la métropole n’a que marginalement « mis en valeur » les ressources de sa colonie. D’autres puissances, comme les Britanniques, en ont profité pour asseoir temporairement leur influence dans certaines îles. Surtout, l’Eglise catholique, n’ayant aucun rival laïc de poids, a assuré sa mainmise économique et politique à un degré rarement égalé, incarnant sous des formes brutales la réaction sociale et coloniale. Benedict Anderson montre combien « le pouvoir des Ordres faisait la particularité des Philippines », eux dont la « mainmise perdura jusqu’à la chute de l’empire dans le pays en 1898 » [p.99]. Luttes populaires et nationales ont souvent pris pour cibles premières les religieux espagnols – à commencer par les dominicains, franciscains et augustins.
A la fin du XIXe siècle, les hiérarchies « raciales », ethniques ou identitaires, et socio-économiques historiquement structurées par la colonisation se superposaient encore aux Philippines avec, de haut en bas, les péninsulaires (Espagnols de la métropole, de passage), Créoles (Espagnols nés dans la colonie), métis espagnols, métis chinois (beaucoup plus nombreux), « Chinois », puis, tout en bas, Indios – « chacun occupant une strate sociale bien distincte » [p.72]. Par ailleurs, dans un archipel où les chaînes montagnardes isolent les vallées autant que l’océan sépare les îles, et où les populations parlent un grand nombre de langues, les identités régionales restaient très fortes. Ce qui explique que le terme de « Philippin » (Filipino) ait tout d’abord désigné les seuls Créoles. En revanche, ces appartenances particulières étaient ignorées des Espagnols de la métropole (quand ils n’ignoraient pas tout simplement l’existence de leur colonie asiatique). Les expatriés étaient en bloc appelés Filipinos bien avant que leurs compatriotes au pays ne se considèrent tels, à l’instar des Latinos appelés Americanos quels que soient leurs pays d’origine. Ce qui conduit Anderson à « avancer l’idée que le nationalisme philippin n’est pas né aux Philippines mais dans les grandes villes d’Espagne » [p.74].
Benedict Anderson enquête sur la naissance de l’imaginaire nationaliste à travers les écrits – en particulier les romans et les échanges de courrier – des expatriés. Ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes de méthode sur lesquels nous reviendrons. En effet, la grande majorité de la population philippine était de culture orale ; elle ne voyageait pas à la différence d’aujourd’hui (il y quelque 10 millions de travailleurs émigrés !) et ne comprenait pas l’espagnol : il n’était parlé que par 3% des Indios. L’angle de vison du livre devient ainsi celui des ilustrados dans un pays où la fracture linguistique était (et reste) un obstacle difficile à surmonter dans les milieux progressistes. L’auteur mentionne certes l’importance de cette fracture, en particulier quand il parle d’Isabelo de los Reyes qui considérait le folklore comme une science pour « reconstruire le passé indigène », non colonial, dans un archipel où ce passé n’a laissé ni trace écrite ni trace monumentale et où l’Eglise s’est acharné à l’oblitérer, ainsi que pour accéder au « savoir local », populaire, contemporain [p.22-23]. Mais Anderson ne s’y attarde pas plus, et c’est l’une des grandes faiblesses de l’ouvrage.
Pour les ilustrados philippins, à l’heure d’un internationalisme encore polyglotte (José Rizal maîtrisait plus de vingt langues !), le castillan était avec d’autres (l’anglais, l’allemand, parfois le français) un médium international qui permettait aussi d’accéder à la culture écrite et occidentale. Comme le souligne Anderson, cette particularité – que les Philippines ne partageait dans l’empire hispanique qu’avec le Paraguay – a une nouvelle fois pour origine le poids inhabituel des Ordres religieux. Etant « seuls à pouvoir communiquer avec les autochtones dans leur langue natale », ils se trouvaient « investis d’un pouvoir considérable par rapport aux séculiers. Forts de cette supériorité, les Frères s’opposèrent obstinément à la propagation de l’espagnol dans le pays. » [p.98].
La question linguistique était d’autant plus complexe pour les militants anticoloniaux que toutes les grandes langues philippines –ilocano, tagalog, cebuano– sont minoritaires. Si un tagalog « moyen » s’est finalement imposé comme « philippin », sans supplanter pour autant les autres parlers, c’est qu’il est utilisé dans la région de la capitale et, récemment, qu’il a été diffusé par la télévision. La « fracture linguistique » est restée vive au XXe siècle. Pour beaucoup d’intellectuels engagés aux côtés des luttes populaires, l’expression littéraire exigeait (et peut encore exiger) l’usage de l’anglais, comme hier de l’espagnol. Le grand romancier progressiste des années de luttes contre la dictature Marcos (1972-1986), Sionil José, a en douloureusement témoigné. Bien que « né dans un village ravagé par la misère » et envoyé comme domestique à l’âge de treize ans chez un oncle de Manille, il a eu la chance de poursuivre des études. Il décrit les paradoxes propres à sa génération d’écrivains engagés : « L’ilokano —mon parler maternel— est une langue belle et précise, mais je ne peux en vivre comme moyen d’écriture. L’histoire en a décidé pour moi. Si, aujourd’hui, je n’écrivais en anglais, se serait très probablement en japonais [ ... ] Je me console de la perte de ma propre langue en me disant que Rizal écrivait bien en espagnol, que ce n’est pas la langue qui signe l’engagement d’un homme aux côtés de son peuple, mais les idées qu’il exprime avec elle. Je sais aussi que la langue, ce n’est pas seulement des mots : elle véhicule tout un bagage culturel ; de plus, elle me crucifie —quel que soit mon amour pour cette langue que j’utilise aujourd’hui— à l’aide du savoir que j’ai de mon passé colonial » [2].
En s’attachant à la vie des « nomades » expatriés, Anderson dépeint l’implication des émigrés dans la vie culturelle et politique européenne et leur participation active à la mondialisation intellectuelle de l’époque tant dans le domaine littéraire (avec la portée internationale de l’œuvre de José Rizal) que scientifique (avec les échanges entre Isabelo de los Reyes et ses « collègues » anthropologues occidentaux). Cette ouverture au monde est à l’exact opposé du replis sur soi de l’émigration politique liée, un siècle plus tard, à un Parti communiste des Philippines obsédé par le « danger » de contamination idéologique.
Anarchisme et internationalisme
Dans ce contexte, la rencontre des expatriés philippins avec les anarchistes européens constitue elle aussi un fils directeur des Bannières de la révolte. Elle contribue à donner son unité à l’ouvrage. La fin du XIXe siècle vit en effet « la montée de l’anarchisme international », s’affirmant pour l’auteur « le principal véhicule d’opposition au capitalisme international, à l’absolutisme, à l’esclavage et à l’impérialisme » [p.64]. Les organisations et publications libertaires foisonnaient. Les assassinats et tentatives d’assassinats d’hommes d’Etat se multipliaient (plus d’une douzaine entre 1894 et 1914 !) ainsi que les attentats à la bombe (en Russie, Espagne, France…), parfois aveugles mais généralement ciblés contre des tortionnaires et agents de la répression ou contre des lieux d’exploitation comme les usines. « La théorie anarchiste, note Benedict Anderson, avait moins de mépris pour les paysans et le travailleur des champs que la pensée marxiste en général, et son anticléricalisme était peut-être encore plus viscéral. » [p.83]. Coïncidence, c’était en Espagne que se rendaient avant tout les Philippins et c’était aussi là, singulièrement en Catalogne, que le mouvement anarchiste était le mieux enraciné. Nos nationalistes anticoloniaux côtoyèrent donc les anarchistes jusque dans les bagnes et l’infâme forteresse catalane de Montjuïc, célèbre pour les tortures infligées aux détenus.
Le panorama de la constellation libertaire planté par Benedict Anderson est saisissant. Cependant, il ne répond pas pleinement à l’ambition affichée en introduction. Ce livre « d’astronomie politique », note en effet l’auteur, « tente de cartographier l’anarchisme et la force de gravitation qu’il exerça sur les nationalisme militants aux quatre coins de la planète. » (p.8). Malheureusement, s’il note bien que la référence anarchiste recouvrait « divers courants de pensée s’affrontant sur les buts et les méthodes du mouvement » [p.82], il n’en dit pas beaucoup plus à ce sujet. On reste ainsi sur sa faim ; la « cartographie » ne va pas au-delà de l’esquisse. Si Benedict Anderson a une lecture engagée de l’histoire, vigoureusement anticoloniale, anti-impérialiste et anticléricale, et s’il manifeste dans ce livre une empathie manifeste envers l’anarchisme, les questions d’orientation politique ne semblent pas le passionner outre mesure !
De même, si l’influence anarchiste s’avère très sensible dans divers pays asiatiques au début du XXe siècle, il reste difficile, à la lecture des Bannières de la révolte, de définir son impact politique durable, au-delà d’une radicalité contestataire et d’une aspiration antihiérarchique affirmée. Quelle était la réalité de son enracinement asiatique ? Pourquoi était-il plus réel en Chine qu’au Vietnam ? L’anarchisme a-t-il véritablement pénétré les Philippines au-delà de quelques rapprochements nominaux (comme le nom des premiers syndicats) avant que ne s’imposent les références socialistes et marxistes ? Ces questions ne trouvent pas de réponses ici.
L’imaginaire national
Né en Chine en 1936 d’un père anglo-irlandais et d’une mère anglaise, enseignant en relations internationales à l’université de Cornell aux Etats-Unis, Benedict Anderson est très connu dans le monde anglo-saxon (beaucoup moins en France) pour ses « angles de vue » asiatiques de l’histoire mondiale et son approche originale de la question nationale. Dans son ouvrage de référence L’imaginaire national [3], Anderson reconnaît volontiers l’importance des facteurs « objectifs » dans la constitution des nations mais se demande pourquoi un processus historique fort récent est perçu comme très ancien par les « imaginaires nationaux ». Pour répondre à cette question, il traite du nationalisme en considérant qu’il « appartient au même ordre de phénomènes que la ‘parenté’ ou la ‘religion’, plutôt qu’à celui du ‘libéralisme’ ou du ‘fascisme’ ». Dans un « esprit anthropologique », il propose donc « de la nation la définition suivante : une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » [4].
Pour Anderson, ce qui « de manière positive » a « rendu les nouvelles communautés imaginables », c’est « l’interaction » entre le développement du capitalisme et de l’imprimé, et la « fatalité de la diversité linguistique ». Le capitalisme crée des « champs d’échanges et de communication unifiés ». L’imprimé formalise une langue écrite qui permet à des populations aux idiomes proches de se comprendre, de « former un embryon de communauté nationale imaginée » et de forger une « image d’ancienneté » en « fixant » cette langue. Le tout a « créé les conditions de la nation moderne » [5]. De son analyse de l’Amérique latine il conclut que « ni les intérêts économiques, ni le Libéralisme ou les Lumières » ne créèrent « d’eux-mêmes le type ou la forme de communauté imaginée ». Ce furent les « pèlerinages des fonctionnaires créoles et les presses des imprimeurs créoles qui jouèrent un rôle historique décisif dans l’accomplissement de cette tâche » [6].
L’ouvrage maître de Benedict Anderson a fait se froncer plus d’un sourcil marxiste – même chez ceux qui apprécient la richesse de son érudition et de ses intuitions –, ne serait-ce que parce que l’auteur esquive trop de questions et s’engage parfois dans des généralisations aléatoires. Les « postmodernistes » antimarxistes se sont appropriés L’imaginaire national – pour une part abusivement –, ce qui a contribué à son renom. Anderson centre l’attention sur des terrains peu travaillés dans la tradition marxiste [7], comme la formation de consciences collectives « non de classe » ; comparer la fonction des idéologies nationalistes modernes à celle des religions s’avère stimulant. Sa démarche reste, au sens fort, historique, ce qui lui vaut d’être attaqué par les courants « primordialistes » ou « essentialistes » pour qui la nation remonte si loin dans le temps qu’elle est souvent traitée comme un « invariant » échappant à l’histoire [8].
Historiographie, élites et mouvements populaires
Les Bannières de la révolte sont-elles une mise en œuvre concrète des conceptions introduites dans L’imaginaire national ? C’est ce que laisse entendre Verso, l’éditeur anglais de Benedict Anderson, qui écrit dans la présentation des Bannières qu’elles constituent « une redistribution [recasting] radicale » des « thèmes » contenus dans cet ouvrage fondateur. Si cela est vrai, l’exercice montre autant les limites que la richesse de l’apport d’Anderson. Il ne s’agit pas de reprendre ici les débats de fond suscités par L’imaginaire national, mais de se demander dans quelle mesure les Bannières aident à comprendre la naissance du mouvement national aux Philippines.
La démarche de l’auteur lui permet de présenter mieux qu’il n’est habituel les interactions internationales et la circulation mondiale des idées qui ont présidé à la formation de l’intelligentsia anticoloniale. Mais elle débouche aussi sur un paradoxe saisissant : l’ouvrage d’Anderson, historien de gauche qui revendique une filiation marxiste (et aussi « post-moderniste » avant l’heure) ne mentionne qu’à peine les mouvements populaires qui ont porté la révolution anticoloniale et la résistance à la sanglante conquête étatsunienne qui suivit la défaite espagnole de 1898.
Même si ses principaux ouvrages sur l’Asie traitent de l’Indonésie [9], Benedict Anderson est un fin connaisseur de l’histoire des Philippines, pays cher à son cœur [10]. Il n’ignore pas les clivages sociaux qui divisent le mouvement national et y fait brièvement référence dans ses Bannières. Il note, par exemple, que « la trahison de la plupart des ilustrados et des gens aisés du pays » était prévisible et souligne a contrario « l’importance des mouvements populaires dans l’avenir de la révolution » [p.224]. Il faut dire que le positionnement politique des figures les plus connues du nationalisme philippin nous offre une véritable leçon de choses, laissant penser que, parfois, le marxisme le plus vulgaire se suffit à lui-même ! Dans leur grande majorité, les ilustrados appartenaient aux élites (souvent métisses) et jugeaient le peuple inculte incapable de prendre son destin en main. Ils étaient tout naturellement portés au compromis – un compromis assimilationniste que Madrid ne fut jamais capable de leur proposer, ou le compromis proposé par Washington d’une indépendance sous tutelle, octroyée en 1946 à l’issue d’une période coloniale. Chef d’un clan familial provincial, Emilio Aguinaldo incarne cette élite jusqu’à la caricature. José Rizal lui-même a, de sa prison, répudié les révolutionnaires du Katipunan – ce qui n’a pas empêché les Espagnols de l’exécuter pour l’exemple le 30 décembre 1896. En revanche, Andrés Bonifacio, parlant mal l’espagnol, issu d’un milieu d’artisans manillais appauvris, a payé de sa vie son radicalisme. Apolinario Mabini, fils de paysan pauvres, refusa l’abdication et fut envoyé pour cela au bagne de Guam.
En concentrant l’attention sur l’internationale littéraire, la place du roman dans la diffusion des idées politiques et l’activité des expatriés, Benedict Anderson s’en tient au rôle de l’intelligentsia dans la formation (ou la formalisation) de la conscience nationale. Vu la faiblesse de la colonisation de peuplement, cette intelligentsia partiellement métissée occupe dans le cas des Philippines la place dévolue, pour notre auteur, aux Créoles aux Amériques, en Afrique du Sud ou dans quelques pays d’Asie comme Taiwan (rappelons que « créole » signifie ici familles d’origine métropolitaines, mais nées dans la colonie). Dans quelle mesure et au prix de quelles transformations ces idées venues d’ailleurs ont-elles été absorbées par les Indios et les mouvements populaires ?
Le mouvement national philippin est en effet aussi l’héritier d’une longue et complexe tradition de révoltes populaires tout à la fois sociales et religieuses, portée par une culture orale. La rencontre entre les « nomades » internationaux et le petit peuple n’avait rien d’évident. Ainsi, José Rizal est médecin pour les ilustrados, mais guérisseur pour les Indios. Rationaliste et occidentalisé pour les premiers, il est l’objet pour les seconds – dans sa province du moins – d’un véritable culte, de son vivant déjà ; après son exécution, ces rizalistes attendront le retour du nouveau Christ. Plus « classiquement », les associations d’entraides (précurseurs des syndicats) servirent en temps de répression de refuge à la revendication nationale alors que des schismes catholiques indigènes donnèrent vie au cri des exploités. La révolution elle-même est un vaste soulèvement social contre l’Eglise possédante et la propriété foncière, inséparables de l’ordre colonial. Le panorama décrit dans Les bannières de la révolte n’inclut malheureusement pas cet écheveau d’idéologies et de luttes.
Les Bannières se placent certes résolument au côté des révoltés ; ce n’est pas un récit conventionnel. Mais en organisant ce récit autour de la biographie d’individualités connues, en faisant à ce point l’impasse sur les mouvements, Benedict Anderson court le risque de retomber dans une historiographie bien traditionnelle où l’histoire est faite par les élites et se voit incarnée par les personnalités.
L’ouvrage d’Anderson traite plus du « nationalisme d’exil » que des nationalismes populaires. Il ne s’agit pas d’une étude « exhaustive » de la formation d’une identité nationale dans une colonie où les identités régionales étaient par ailleurs très puissantes. L’auteur nous offre une poignée de pièces d’un vaste puzzle qui en comprend bien d’autres – mais en « reconsidérant l’économie-monde capitaliste de la fin du XIXe siècle, à partir de ses marges littéraires, politiques, esthétiques » [11], il nous en donne de précieuses.
Les Bannières de la révolte comprend tant d’intrigues que le lecteur risque de s’y perdre, surtout si l’histoire des Philippines lui est trop étrangère. Mais, pour autant que l’on ne s’égare pas, on prend un réel plaisir à lire un ouvrage érudit, foisonnant, pétillant d’idées, écrit d’un style narratif alerte et, cerise sur le gâteau, ponctué de touches d’humour.