L’ombre de la Chine plane sur le conflit sri-lankais. L’assurance avec laquelle les autorités de Colombo peuvent s’offrir le luxe de snober les pressions internationales, en particulier celles de l’Occident, visant à imposer une pause humanitaire dans la sanglante offensive militaire contre les derniers réduits séparatistes tamouls, a une raison très simple : l’indéfectible soutien de Pékin.
Alors que le bilan des combats s’aggrave autour de la localité de Mullaitivu dans le nord-est de l’île, l’Occident est confronté à un dilemme. D’un côté, l’appel à un cessez-le-feu afin de soulager les souffrances des civils s’impose pour des raisons autant morales que politiques (la mobilisation de la diaspora tamoule dans les capitales occidentales). Mais l’exaspération de Colombo face aux critiques occidentales ne fait que le pousser à resserrer ses liens avec des alliés sûrs, au premier rang desquels figure le régime de Pékin. A New York, la Chine veille au grain pour bloquer toute initiative des Nations unies visant à dénoncer les combats.
Si Pékin protège ainsi Colombo, c’est que ses intérêts dans l’ex-Ceylan sont cruciaux. L’île occupe une position stratégique dans l’océan Indien, au cœur même des routes énergétiques qui approvisionnent l’empire du Milieu en hydrocarbures achetés au Moyen-Orient. Du détroit d’Ormuz à Shanghaï en passant par le détroit de Malacca, cet axe est vital pour la pérennité de la croissance chinoise.
La Chine achète à l’étranger près de 40 % de ses besoins en pétrole, dont les deux tiers au Moyen-Orient. Pékin s’emploie à sécuriser les circuits maritimes empruntés par ses pétroliers. Ainsi s’explique sa participation aux projets portuaires de Gwadar au Pakistan, à Chittagong au Bangladesh ou à Sittwe en Birmanie, autant d’étapes tressant un « collier de perles », selon la formule forgée par l’expert américain Christopher J. Pehrson.
Depuis 2007, le Sri Lanka occupe une place de choix dans ce « collier de perles ». Les ingénieurs de Pékin ont commencé la construction d’un port en eau profonde à Hambantota, dans le sud de l’île. Ce projet est l’aboutissement d’une « amitié » sino-sri-lankaise fort ancienne. Les Chinois ont toujours été reconnaissants à Colombo d’avoir bravé le veto américain en signant en 1952, en pleine guerre de Corée, un accord de troc commercial (riz chinois contre caoutchouc sri-lankais).
Cette proximité s’est resserrée alors que l’Occident refusait de vendre des armes à Colombo dans les années 1980 et 1990 au motif de ne pas alimenter le conflit entre l’armée et les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE). La Chine a alors généreusement équipé les troupes sri-lankaises.
Cette percée de Pékin au Sri Lanka suscite l’embarras de New Delhi, qui observe avec anxiété le jeu de son rival asiatique dans son environnement immédiat (Pakistan, Népal, Bangladesh). L’Inde cherche à y répondre en flattant, elle aussi, Colombo. L’affaire eût été impossible au début des années 1980 quand les services secrets indiens armaient et entraînaient les séparatistes tamouls. Mais depuis l’assassinat de l’ex-premier ministre Rajiv Gandhi, en 1990, par le LTTE, le divorce entre New Delhi et la rébellion tamoule est consommé.
L’Inde collabore aujourd’hui étroitement avec Colombo dans le domaine du renseignement. Sa marine participe également au blocus maritime qui a brisé les approvisionnements du LTTE en provenance du sud de l’Inde. « L’Inde nous a beaucoup aidés à isoler les Tigres », déclare au Monde le général Udaya Nanayakkara, le porte-parole de l’armée sri-lankaise. La marge de manœuvre de New Delhi reste pourtant limitée. Car il doit composer avec les pressions émanant du Tamil Nadu, l’Etat méridional de la fédération où vivent 60 millions de Tamouls éprouvant un sentiment de solidarité à l’égard de leurs « frères » du Sri Lanka.
Aussi l’Inde se refuse-t-elle à vendre des armes offensives à l’armée de Colombo afin d’éviter d’attiser les passions au Tamil Nadu. « Si nous avions dû dépendre de l’Inde, nous aurions déjà perdu la partie », déclare K. Godage, ancien secrétaire d’Etat aux affaires étrangères du Sri Lanka. La rente stratégique de Pékin dans le pays a encore de beaux jours devant elle.