Le système politique, la société et l’économie de Sri Lanka (anciennement Ceylan) ont été profondément ébranlés par plus d’un quart de siècle de conflit (1983-2009) entre le gouvernement contrôlé par la majorité cingalaise (75% de la population) et la guérilla séparatiste tamoule menée par l’organisation des Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Cette dernière, qui contrôlait entre 1990 et 2007 de vastes territoires au nord et à l’est de l’île, et avait constitué une force capable d’infliger de lourdes pertes à l’armée de Colombo, a perdu l’essentiel de ses territoires et de son potentiel militaire depuis 2008, et se trouve acculée à la défaite sur une bande côtière exiguë, où elle retenait encore, fin avril 2009, une cinquantaine de milliers de civils, pour lui servir de bouclier humain. Après deux jours de suspension des hostilités à l’occasion du nouvel an cingalais et tamoul (14 avril), les combats ont repris et ont permis à l’armée sri lankaise de s’avancer jusqu’à la mer, déclenchant un immense exode de civils qui à la date du 29 avril se poursuivait dans des conditions sanitaires désastreuses.
L’homme malade de l’Asie du Sud
Mais la défaite annoncée des LTTE ne règle pas pour autant les graves problèmes qui se sont accumulés depuis des années et font de Sri Lanka l’homme malade de l’Asie du Sud. A la revendication séparatiste des Tamouls du Nord et de l’Est de l’île (environ 18% de la population) s’ajoute l’agitation chronique des milieux cingalais « indigénistes », orchestrée par deux organisations : le Janata Vimukthi Peramuna (Front de Libération du Peuple), d’obédience marxiste, mais devenu largement xénophobe, à l’origine de deux vagues révolutionnaires durement réprimées par le pouvoir en 1971 et en 1987-89 ; et le Jathika Hela Urumaya (Héritage de la Nation Cingalaise), animé par des moines bouddhistes fondamentalistes.
En outre, les années de guerre, de rébellion et de répression, qui ont fait une centaine de milliers de victimes, ont laissé des meurtrissures indélébiles, des familles éclatées, une culture de la violence et de l’impunité. Elles ont porté des coups peut-être irrémédiables à une démocratie et à un État-Providence qui étaient cités en modèles jusque dans les années 1970. Le tsunami de décembre 2004 est venu aggraver la situation. Enfin l’économie du pays, libéralisée dès le début des années 1980, sur le modèle des « dragons » d’Asie orientale, n’a pas pu profiter pleinement de la phase de croissance, contrairement à celle de ses voisins, et se trouve aujourd’hui plombée par la guerre tout autant que par la crise mondiale.
Dans ce contexte, les victoires de l’armée gouvernementale peuvent changer la donne dans l’immédiat, en légitimant la stratégie du gouvernement, et en allégeant le coût du maintien de l’ordre. Mais elles sont porteuses de deux risques majeurs :
– celui de faire perdre de vue l’impérieuse nécessité de donner une réponse politique à la revendication des minorités, soit sous une forme fédérale, soit par un partage du pouvoir au centre
– celui de donner à l’armée, forte de 200.000 hommes qu’il sera difficile de démobiliser, une place prépondérante dans l’État, comme au Pakistan.
Les nombreuses atteintes aux droits de l’homme, touchant notamment des journalistes, depuis le début de l’année 2009, qui s’ajoutent à la pratique banalisée de la torture policière et aux activités incontrôlées de milices mafieuses issues de groupes militants ralliés ou non au gouvernement, sont autant de signes de l’état critique de la démocratie sri-lankaise. Dans un contexte d’extrême polarisation, les acteurs du conflit, tant dans le pays lui-même qu’en diaspora, développent des discours ultranationalistes qui font fi de la vérité historique. Les dirigeants des LTTE ont fait du sacrifice individuel pour la cause collective, incarnée par le fondateur du mouvement, Prabhakaran, le ressort de leur action, et de la femme kamikaze l’héroïne parfaite, selon la tradition indienne de la sati – la veuve qui se sacrifie sur le bûcher funéraire de son époux défunt. Dans la même logique, le dernier carré des Tigres risque de se sacrifier dans un suicide collectif à la manière du jauhar des Rajpoutes indiens. Comment en est-on venu là, alors que Ceylan était réputée pour sa douceur de vivre, que les agences de tourisme continuent de vendre à des touristes aveugles ?
Aux racines de la violence
Ce conflit complexe s’est nourri de l’affirmation identitaire des groupes linguistiques et religieux à partir de la fin du 19e siècle, mais il n’a pris toute son ampleur que depuis le milieu du 20e siècle. Jusqu’à la fin de la période coloniale britannique (1796-1948), les deux communautés linguistiques principales– les Cingalais et les locuteurs de langue tamoule, qui représentent respectivement 75 % et 25 % de la population, ont coexisté de façon pacifique. Après une indépendance acquise sans heurts, s’est développé un mouvement identitaire cingalais qui estimait que la majorité de la population avait été victime de la préférence accordée aux Tamouls pendant la domination étrangère. À partir de 1956, le cingalais devient la seule langue officielle à la place de l’anglais. Par ailleurs, le bouddhisme theravada, religion dominante chez les Cingalais, bénéficie d’une reconnaissance officielle de plus en plus marquée. L’identité cingalaise-bouddhiste s’affirme au détriment des minorités de langue tamoule, qui comprennent des hindouistes de tradition shivaïte (environ 15%), des chrétiens surtout catholiques (3%), et des musulmans sunnites (7%).
Les Tamouls issus de la région de Jaffna, à l’extrême nord de l’île, ont un esprit d’entreprise développé. Cette minorité précocement scolarisée en anglais a trouvé des emplois dans l’administration coloniale et s’est expatriée dès la fin du 19e siècle en Malaisie et à Singapour. Elle a beaucoup pâti du changement de langue officielle. En revanche, les musulmans tamouls, souvent commerçants, n’en ont pas souffert et sont restés à l’écart de tout mouvement de contestation. Quant aux Tamouls installés depuis le 19e siècle comme coolies sur les plantations de thé du centre de l’île, ils se sont vus longtemps refuser l’accès à la citoyenneté, mais n’avaient pas les moyens de se lancer dans une action revendicative. Ce sont donc les seuls Tamouls de Jaffna qui ont donné une forme politique au sentiment de discrimination dont ils s’estimaient victimes, en réclamant un statut d’autonomie, puis d’indépendance, pour les provinces nord et est, qualifiées de « Tamil Eelam ».
Dans les années 1970, le mouvement, qui s’exprimait de façon pacifique par la voix des députés tamouls sans obtenir de résultats, a été dépassé par des organisations militantes créées par des jeunes auxquels l’accès à l’université avait été refusé par le jeu d’un système de quotas. Ceux qui le pouvaient sont partis dans les pays de langue anglaise, tandis que ceux qui n’en avaient pas les moyens se sont lancés dans l’action clandestine et ont constitué une dizaine de groupes. Les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul (LTTE) sont devenus les plus puissants, éliminant ou absorbant leurs concurrents. En 1983, a eu lieu à Colombo, en représailles d’un attentat des séparatistes contre l’armée, un véritable pogrom à l’encontre de Tamouls. Cette violence perpétrée par des proches du gouvernement a provoqué une vague d’émigration massive soit vers le nord du pays, soit vers l’Occident où les immigrés ont obtenu le statut de réfugié politique. Les Tamouls sri-lankais ont acquis à cette occasion une visibilité internationale. Ce sont les émigrés qui vont devenir les partisans les plus ardents du séparatisme tamoul, en vertu d’un phénomène classique de « nationalisme à distance ».
À partir de 1987, l’Inde, qui soutenait en sous-main les organisations militantes, intervient pour que le gouvernement sri-lankais accorde aux provinces à majorité tamoule du Nord et de l’Est un statut particulier. Mais les indépendantistes reprennent les armes contre l’Inde, accusée de faire le jeu des Cingalais car elle a admis le principe de l’intégrité territoriale du pays. Les Indiens se retirent, laissant le champ libre aux Tigres, qui prennent le contrôle du Nord et de l’Est de l’île jusqu’en 1994-1995, tandis que le gouvernement de Colombo, aux prises avec la rébellion cingalaise du Janata Vimukthi Peramuna, se livre à une répression impitoyable. Les Tigres montrent leur puissance mais s’aliènent le soutien de l’Inde en assassinant en 1991 Rajiv Gandhi, qui était à l’origine de l’intervention indienne, puis le président cingalais Premadasa en 1993.
À l’issue de cette ère de terreur, une tentative de négociation entre la nouvelle présidente Chandrika Kumaratunga, et les maîtres de Jaffna avorte. Le gouvernement opte pour une solution militaire. L’armée est envoyée en 1995 pour reprendre Jaffna et dégager la route A7 qui relie la ville au centre de l’île. Ayant conservé la maîtrise de cet axe, les Tigres se replient à l’intérieur et font du bourg de Kilinochchi leur « capitale » : 200 000 personnes environ quittent Jaffna pour suivre les LTTE, de gré ou de force. Des dizaines de milliers de jeunes sont enrôlés, les parents devant fournir à la cause au moins un de leurs enfants. Entre Kilinochchi et le port de Mullaittivu, les Tigres constituent une puissante base militaire équipée de moyens de télécommunications modernes, d’une flottille de vedettes rapides et même de pistes d’aviation d’où décollent des avions de tourisme équipés de bombes. Ils financent leur effort militaire en recueillant des sommes considérables auprès de la diaspora, dont le nombre s’accroît de ceux qui fuient le conflit, et en se lançant dans le trafic international d’armes à l’aide d’une flotte de cargos interlopes sillonnant l’océan Indien. Ils multiplient les attentats-suicides dans le sud : la présidente y échappe de peu en 1999, et l’aéroport de Colombo est pris pour cible en 2001, ce qui contribue au déclin d’une économie fondée sur le tourisme.
Mais, après 2001, la communauté internationale surveille les circuits de financement des organisations suspectées de terrorisme. Les Tigres, sous la pression, concluent une trêve début 2002, après des négociations menées sous l’égide de la Norvège. Les négociations politiques qui devaient accompagner la trêve s’enlisent vite, le gouvernement faisant des propositions peu crédibles et les Tigres refusant toute supervision internationale. L’équilibre des forces se modifie en 2004, avec la défection du chef des LTTE de l’Est de l’île, Karuna. Puis le tsunami frappe les zones contrôlées par les Tigres et détruit une partie de leurs infrastructures militaires. L’aide humanitaire qui parvient aux victimes devient un enjeu, le gouvernement et les Tigres s’efforçant d’en prendre le contrôle. Le conflit reprend à l’initiative des LTTE avec l’assassinat du ministre des affaires étrangères d’origine tamoule. Le nouveau président Rajapakse, élu de justesse en 2005 face à l’artisan de la trêve grâce à la consigne d’abstention lancée par les Tigres, peut compter sur la collaboration de Karuna dont les troupes sont devenues les auxiliaires de l’armée régulière. La marine sri-lankaise parvient à couler la flotte marchande des LTTE dans les eaux internationales, et à résister aux attaques des vedettes rapides de ses ennemis. Les troupes gouvernementales reprennent le contrôle des côtes et de la route A9 à la fin de l’année 2008, les Tigres évacuent leur « capitale » Kilinochchi, perdent leurs positions fortifiées entre janvier et mars 2009 et sont assiégés le long de la côte nord-est avec les civils qui les ont suivis, sans autre espoir d’échapper à la nasse qu’en faisant appel à une intervention humanitaire internationale que l’image d’organisation terroriste des LTTE rend peu crédible, en dépit de la mobilisation de la diaspora tamoule en Occident.
L’avenir de Sri Lanka dépend de la capacité de ses dirigeants à faire preuve de générosité dans la victoire et à accepter l’émergence d’un nouveau leadership pour la communauté tamoule, et de la capacité de la diaspora tamoule à reconnaître les erreurs qu’elle a commises en accordant un soutien inconditionnel aux Tigres.
Liens bibliographiques
Le Monde Diplomatique, mars 2009 [voir sur ESSF : La déroute des Tigres ne résout pas la question tamoule ],
Eric Meyer, Sri Lanka entre particularismes et mondialisation. Paris, La documentation Française, 2001.
Eric Meyer, Sri Lanka, Biography of an Island. Colombo, Viator Publications, 2nde ed., 2006.