D’avril à juillet 1994, près d’un million de personnes, hommes, femmes et enfants ont péri dans le dernier génocide du XXe siècle. En France, la commémoration du 15e anniversaire de ce crime a été « oubliée » des journaux télévisés et de la plupart des médias. Il s’agissait sans doute de ne pas réveiller les questions qui avaient timidement émergé, quelques années auparavant, sur le rôle de la France. Du côté du pouvoir, on oscille entre omerta et rideau de fumée, soigneusement entretenus au nom de la raison d’Etat.
Récemment encore, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) tentait d’intimider un militant de l’association Survie et quelques journalistes, accusés d’avoir révélé une note confidentielle du colonel Poncet, pourtant connue de longue date, qui rapportait comment les militaires français, au début du génocide, avaient tenté de masquer aux journalistes leur refus de porter assistance aux victimes et de mettre fin aux massacres dont ils étaient témoins.
La raison de ces dissimulations est simple : sans un soutien obstiné des autorités politiques et militaires françaises de l’époque aux responsables du génocide, ce dernier n’aurait pas pu atteindre une telle ampleur, et probablement n’aurait pu avoir lieu. Au Rwanda, en 1994, la Françafrique, le néocolonialisme français en Afrique, a montré ce dont elle était capable : le pire.
Quelle sont les racines de ce génocide ?
Les Occidentaux ont créé et attisé les divisions ethniques au Rwanda. Pendant la période coloniale, les colons ont réinterprété en termes de races les différences sociales ou culturelles qu’ils constataient et les ont exploitées pour asseoir leur domination. Au Rwanda, les Tutsis ont été déclarés « race supérieure » et les Hutus « race inférieure ». Cette fracture coloniale a été soigneusement entretenue et progressivement intériorisée par les élites rwandaises.
A la fin des années 1950, les Belges ont renversé leurs alliances pour maintenir leur contrôle sur le pays après l’indépendance : ils se sont appuyés sur l’élite hutue, au détriment de l’aristocratie tutsie, chassée du pays. Dès lors, les régimes de Grégoire Kayibanda, puis de Juvénal Habyarimana, à partir de 1973, ont systématiquement utilisé la politique du bouc émissaire et les massacres à l’encontre des populations tutsies pour consolider leur pouvoir autoritaire.
En 1990, la seconde génération des exilés tutsis, rejoints par des opposants hutus, opte pour une stratégie militaire et crée le Front patriotique rwandais (FPR), afin d’obtenir leur retour au pays et la fin de la ségrégation. Mais la dictature d’Habyarimana, également confrontée à une opposition intérieure de plus en plus forte, intensifie sa propagande raciste, crée des milices et expérimente à plusieurs reprises les techniques génocidaires. Le 6 avril 1994, l’avion du président est abattu ; les partisans du « Hutu Power » décapitent l’opposition intérieure, prennent le pouvoir par un coup d’Etat, et mettent en œuvre la « solution finale » contre les Tutsis.
Quelle a été l’implication de la France dans le génocide ?
La Coopération militaire française est présente au Rwanda depuis 1975. A partir de 1990, pour mener la guerre contre le FPR, elle prend de fait le contrôle de l’armée rwandaise, dont elle décuple les effectifs. Les militaires français forment également la Garde présidentielle et les forces spéciales. Ils participent au fichage des opposants et des Tutsis, à l’embrigadement des civils, ainsi qu’à la formation des milices, instruments du futur génocide. Le plan d’extermination est connu des services secrets français, belges et américains, plusieurs mois avant sa mise en œuvre.
Le gouvernement intérimaire rwandais, qui s’empare du pouvoir en avril 1994, est formé sous la houlette de l’ambassadeur de France. Les livraisons d’armes, officielles avant 1994, se poursuivent clandestinement tout au long du génocide, et même après, avec un soutien financier de banques françaises. Des militaires ou des mercenaires français restent aux côtés des forces rwandaises pendant le génocide. Le capitaine Barril, issu de la cellule antiterroriste de l’Elysée, est ainsi sous contrat avec les autorités génocidaires pour la formation de commandos, dans le cadre de l’opération « insecticide », au moment où les Tutsis sont surnommés « les cafards ». Les représentants du gouvernement génocidaire sont officiellement reçus à l’Elysée et à Matignon pendant le génocide, et ils bénéficient du soutien français à l’ONU. En France, certains médias, à commencer par le journal Le Monde, relaient délibérément la désinformation produite par l’armée et les services français.
Après la défaite militaire de l’armée génocidaire, l’armée française tente de contenir l’avancée du FPR, puis elle organise le repli de ses alliés au Zaïre : c’est l’opération « Turquoise ». Des témoignages de rescapés dénoncent les viols de survivantes tutsies commis à cette occasion par des militaires français, mais aussi une collusion de ces derniers avec les génocidaires pour « finir le travail ». Les militaires rwandais continuent ensuite d’être entraînés par les Français et préparent leur revanche.
Pourquoi la France s’est-elle rendue complice ?
Si la complicité de génocide est attestée, les motivations des autorités françaises sont plus difficiles à établir. Habituées à faire et défaire les régimes dans le « pré carré » de la France depuis 50 ans, elles ne pouvaient supporter de voir un régime « ami », impliqué dans divers trafics françafricains, balayé par une rébellion. C’est aussi la crédibilité de la protection offerte par l’armée française aux dictatures françafricaines qui était en jeu. Et puis, François Mitterrand le dira lui-même, à l’été 1994 : « Un génocide, dans ces pays-là, ça n’est pas très important… »
Le journaliste Patrick de Saint Exupéry et l’universitaires Gabriel Périès avancent également que le Rwanda a servi de laboratoire à l’armée française pour le perfectionnement de sa doctrine de la « guerre révolutionnaire », élaborée en Indochine et appliquée pendant les guerres d’indépendance de l’Algérie et du Cameroun. Dans le cadre de cette guerre, qui repose sur l’arme psychologique, sur la manipulation des populations encadrées par des « hiérarchies parallèles », le génocide des Tutsis a au mieux été considéré comme un « dommage collatéral » acceptable par les officiers français. Au pire, il s’agissait d’un calcul délibéré visant à supprimer ce qu’on considérait être la base « ethnique » du FPR, dans le but de rendre impossible sa conquête du pouvoir.
Où en sont les relations France-Rwanda ?
Après la prise du pouvoir par le FPR, qui a mis fin au génocide, la France a poursuivi sa guerre par d’autres moyens, tentant de bloquer les aides internationales à la reconstruction du pays, poursuivant sa guerre médiatique contre le nouveau régime, continuant à soutenir les génocidaires et à les utiliser comme troupes supplétives dans les deux Congo. Cette politique a, par contrecoup, renforcé les dérives sécuritaires du nouveau régime rwandais.
En 2006, après la constitution d’une commission d’enquête rwandaise chargée d’établir les preuves de l’implication française dans le génocide, le juge Bruguière, un habitué de la raison d’Etat, lançait huit mandats d’arrêt contre des proches du président Paul Kagame, accusés d’avoir abattu l’avion du président Habyarimana en 1994, entraînant du même coup la suspension des relations diplomatiques entre les deux pays. En 2008, la publication du rapport rwandais s’accompagnait de menaces de poursuites judiciaires contre les responsables politiques et militaires français mais, en réalité les diplomaties franco-rwandaises avaient commencé à reprendre langue pour déminer la situation. Le préalable mis par le Rwanda est la reconnaissance d’une faute, et la levée des mandats d’arrêt ; celui mis par la France est l’abandon des accusations de complicité de génocide. Le rapprochement franco-rwandais risque donc de se faire au détriment de la vérité et de la justice.
Pourquoi la vérité n’éclate-t-elle pas ?
Tout génocide s’accompagne de sa propre dissimulation. Dans le cas rwandais, le négationnisme a pris des formes spécifiques, que certaines officines françaises ont été particulièrement actives à propager, dès 1994. Le terme de « génocide » n’est généralement pas récusé par les négationnistes, mais ceux-ci le vident de son contenu et tentent de le banaliser pas différents procédés.
On continue, par exemple, à le présenter sous les traits de massacres spontanés résultant d’une guerre ethnique ou tribale, conformément à la propagande mise en scène par les génocidaires et complaisamment relayée par les médias occidentaux en 1994. Il s’agissait pourtant bien d’un génocide planifié de longue date et très encadré. La participation au crime d’une très large partie de cette population essentiellement rurale a été préparée par des techniques modernes de propagande et organisée de manière bureaucratique.
La thèse négationniste du « double génocide » (selon laquelle des crimes équivalents auraient été commis de part et d’autre) était jusqu’à peu officiellement défendue par les plus hautes autorités françaises (Mitterrand en 1994, Villepin en 2003, etc.)…
Une autre figure de diversion consiste à faire porter l’attention sur l’attentat contre l’avion du président Habyarimana. Cet événement, inexpliqué à ce jour, est alors présenté comme la cause du génocide, et la planification antérieure est niée. Sa responsabilité est imputée sans preuve au FPR qui devient, par un tour de passe-passe, coresponsable du génocide, voire le véritable responsable. C’est la ligne de défense adoptée par les génocidaires jugés par le Tribunal pénal international, mais c’est aussi une rhétorique relayée en France par des enquêteurs très « spéciaux », comme le journaliste Stephen Smith, ancien responsable Afrique à Libération puis au Monde, ou, plus récemment, l’écrivain Pierre Péan, acharné à défendre par tous les moyens « l’honneur » des militaires français.
Les propositions du NPA : quinze ans d’impunité, ça suffit !
Depuis quinze ans, les preuves de la complicité s’accumulent. Mais l’impunité est toujours de mise. Des génocidaires rwandais, et non des moindres, sont également présents sur le sol français sans être inquiétés par la justice. Ils doivent être jugés. Comme le génocide, la complicité de génocide est un crime imprescriptible : les autorités civiles et militaires françaises qui en portent la responsabilité doivent répondre de leurs actes devant la justice nationale ou internationale. La mémoire des victimes et le respect des droits des survivants l’exigent. Le « secret défense » doit être levé et une véritable commission d’enquête parlementaire mise en place.
La fin de l’impunité est aussi une condition pour en finir avec la politique néocoloniale en Afrique menée sans discontinuer par tous les présidents de la Ve République. Il faut également briser tous les instruments du crime : fermer les bases militaires françaises en Afrique et cesser toute ingérence militaire ; mettre un terme aux exportations d’armes ou de « savoir-faire » militaires ; établir un contrôle parlementaire en amont de toute intervention extérieure ; dissoudre le Commandement des opérations spéciales (COS) et le service action de la DGSE (bras armé des services secrets), véritables gardes prétoriennes au service exclusif de l’Elysée.