Pendant des années, il ne m’a pas été possible de prendre la plume sur le Rwanda. Trop de réminiscences inacceptables, trop de souvenirs enfouis à ne pas réveiller. Pourtant, quand les limites de la décence sont encore une fois franchies, alors je sens qu’il me faut protester. Bien sûr, c’est encore Sarkozy et consorts qui me font sortir de mes gonds. Sarkozy, on le sait, il ne peut s’empêcher de faire le kéké. Mais il y a des sujets où ce genre de guignolades ne passe vraiment pas. Le Rwanda est un de ces sujets. Et voilà que je te remets à sa place, soi-disant, le président rwandais Paul Kagame, et voilà que je te déclare que la France n’a pas à rougir de l’opération Turquoise, et voilà que je te décrète ici et là ce que les Africains doivent faire, et voilà que je te mets des troupes, et voilà que je te les enlève. C’est particulièrement intenable car, vraiment, à propos du Rwanda, la seule chose à laquelle, nous Français, nous pouvons prétendre, c’est le droit de baisser la tête, profil bas, pétrifiés de honte.
Pétrifié, c’est bien ainsi que je suis. Les dernières semaines, voire même depuis des années, je n’ai pas beaucoup participé aux manifestations de mes collègues enseignants-chercheurs, je le regrette peut-être, ce n’est pas que le talent de grande gueule me manque. Ce qui me manque, c’est l’envie. Sous mes fenêtres de l’université, je vois passer la foule des manifestants et j’entends leur clameur. Une clameur qui m’en rappelle d’autres…
Pendant l’été 1999, j’étais à Butare, la ville universitaire au sud de Kigali, la capitale du Rwanda. C’était le repas de midi, au centre d’accueil (« Procure »), situé face à la cathédrale, devant l’entrée du campus. Nous étions une dizaine autour de la table, des habitués, la plupart enseignants ou prêtres. Nous bavardions avec réserve et politesse, nous ne nous connaissions que de vue et, mis à part quelques jeunes Bénédictins philosophes, je ne partageais pas beaucoup de centres d’intérêts avec les autres. Soudain, il y eut des tirs brefs, des rafales de mitraillette, puis des tirs plus sourds au canon. Dans la pièce, il se fit un grand silence. Au début, nous avions fait semblant de ne pas avoir entendu, mais le tapage inquiétant continuait… Puis soudain il y eut des cris, une sorte d’immense clameur, puis d’autres tirs… Pourtant, autour de la table, personne ne bougeait. Un jeune prêtre finit par déclarer sur un ton presque blasé « Ça y est, ça recommence ! ». Mais personne ne se leva, comme si cela ne servait à rien. Il fallait attendre. Dehors, les bruits finirent par cesser. Un des serveurs vint ramasser les plats sans rien dire. Chacun se leva et regagna sa chambre. Je fis de même. Il ne fut pas possible de savoir ce qui s’était passé, personne ne voulait parler. Une révolte dans l’immense prison de la ville ? Une incursion de miliciens hutus depuis le Burundi tout proche ? Je n’ai jamais su, pas plus que je n’ai su l’origine de ces clameurs immenses qui se reproduisaient de temps en temps. « Ça y est, ça recommence ! », c’était tout ce qu’on me disait. On ne me disait rien parce que je n’étais qu’un blanc, un « umuzungu », mais, surtout, parce que j’étais Français.
Ce qui était sûr, c’est que ce qui pouvait recommencer, ce qui était dans tous les esprits, derrière chaque conversation apparemment insignifiante qui ne servait qu’à bien faiblement masquer l’omniprésente angoisse, c’était l’horreur du génocide. Ce génocide commencé la nuit du 6 avril 1994, quand fut abattu l’avion du Président Habyarimana, événement qui déclencha à travers toutes les préfectures du petit pays la chasse aux Tutsis… impitoyable, d’une brutalité inégalée dans l’histoire de l’humanité… Presque un million de personnes massacrées en quelques semaines. La France était là, elle avait été un partenaire obstinément aveugle du régime Habyarimana qui engendra l’extrémisme Hutu. La France envoya des troupes, la fameuse opération Turquoise… qui fit ce qu’elle put. La France fut-elle coupable ? Des crimes furent-ils commis pendant l’opération Turquoise ? Ce qui est sûr, c’est que ce sont les troupes du général Kagame, un des responsables tutsis, qui mirent fin à ce génocide. Situation complexe, terrible écheveau de drames. Les choses allèrent très vite. Aujourd’hui, Kagame est le président du Rwanda mais les plaies ne sont pas pansées. Il faudra du temps, beaucoup de temps ! Les violences ont atteint des niveaux si extrêmes que le traumatisme ne pourra jamais que se dissiper partiellement, avec les plus grandes difficultés.
La France est-elle coupable ? Cette question revient sans cesse. Qui peut répondre ? Ce qui est certain, c’est que le génocide rwandais est largement le produit de la politique des pays occidentaux, Belgique d’abord, France ensuite. Tout le monde y a mis du sien pour que le drame explose, et personne n’a réfléchi trente secondes pour essayer de trouver les moyens d’éviter une catastrophe. Mais ce n’est pas ça qui est le plus écœurant, ce qui est terrible, c’est la bonne conscience affichée. On réécrit tranquillement l’histoire ; il est vrai que tout le monde est mouillé en France, la droite, la gauche avec les mafieux de Mitterrand, toute la classe politique française est impliquée, et elle s’empresse d’ailleurs de faire front pour se défendre… La théorie la plus cynique et la plus humainement néfaste, répandue dès le début du génocide, c’est bien la thèse de l’ancestral conflit ethnique. Ben voilà, tout s’explique. On n’y pouvait rien, ce n’était que la vieille affaire entre les Hutus et les Tutsis… des sauvages qui s’entretuent quoi, oui, que pouvons nous bien y faire, nous les braves peuples civilisés ?
Cette idée habillement distillée par les médias français de l’époque, et contre laquelle quelques intellectuels français et étrangers luttèrent en vain en dénonçant l’imbroglio des intérêts politiques et financiers, a profondément heurté les Rwandais, déjà si blessés dans leur chair. Cette thèse vicieuse a peut-être été le véritable crime de la république française, plus encore que celui de l’Etat français. Est-ce que les sbires de Mitterrand ou les barbouzes savaient ce qui se tramaient et y jouaient même ou pas un rôle actif, je n’en sais rien, nous n’en saurons probablement jamais rien. Mais qu’on ait pu dénaturer si profondément la nature de ce peuple, comme je l’ai entendu à l’époque et comme je l’entends encore et encore, voilà qui me révoltera toujours plus que tout.
Partout, dans mes périples à travers ce pays, où j’errais non pas à la recherche d’une quelconque vérité mais à la recherche d’un apaisement, de 1998 à 2000, je fus accueilli avec respect, une gentillesse, une délicate courtoisie dans les gestes et le langage qu’on ne voit certainement plus très souvent en France. Quand on apprenait que j’étais français, certains visages, certes, se fermaient. Un jour, une infirmière brutalement éclata en sanglots devant moi. On me dit qu’il ne fallait pas m’inquiéter, qu’elle faisait ça avec tous les Français… Les soldats français qu’elle avait suppliés et qui avaient laissé massacrer son mari et tous ses enfants, m’a-t-on expliqué en rentrant à Kigali… La fameuse opération Turquoise… mais ces soldats, envoyés dans cette fournaise, avaient-ils le choix ? N’ont-ils pas souvent essayé de faire ce qu’ils pouvaient ? Qui pourrait les juger, eux qui étaient piégés face à cette effroyable tragédie ? La petite infirmière de Gikongoro, elle ne les jugeait pas, d’ailleurs, elle pleurait, c’est tout. Et moi qui ne suis pas croyant, j’allais prier dans la cathédrale de Butare ou l’Eglise de la Sainte-Famille de Kigali, et je me demandais « Mais qu’avons-nous fait ? » Après les grandes averses de l’été, pendant lesquelles les luxuriantes verdures se mêlaient aux rouges flamboyants de la terre, les vols de termites remplissaient la pénombre de petites lumières et des éclats de rire des enfants qui les pourchassaient. Terre parmi les joyaux de l’humanité, montagnes colorées à l’ombre des volcans, un pays si beau. Paysages qui ne pouvaient pourtant apaiser les lames de fond des réminiscences amères et la désespérance.
Une autre fois, en 1999, un jeune d’une quinzaine d’années m’emmena chez lui, une maison banale de Gisenyi, au bord du lac Kivu. Il me montra le salon, et tous les livres de ses parents. Sur les étagères, il y avait des livres de Voltaire, Rousseau et de Diderot. Sur la table, des CDs de Mozart, Beethoven. On voyait partout les signes d’un grand rêve de culture. Ses parents voulaient qu’il aille étudier en France, c’était leur rêve. J’ai compris ce jour-là ce que nous représentons pour une grande partie de cette population francophone… et ce que nous avons trahi. Car le jeune, qui s’appelait Christophe, ne sera pas envoyé par ses parents en France. Ils sont sortis un jour de 1994, et ils ne sont jamais revenus… A oui, nous pouvons la ramener, nous pouvons être fiers ! Un intérieur de classe moyenne comme on en voit rarement en France maintenant ! Et dans les villages, on me posait des questions sur la France en français parfait, on écrivait le français sans faute, c’était cela, le peuple arriéré et tribal ? Pauvre, certes bien trop souvent, mais brutal, inculte, violent ??? Dans la rue, des enfants portant des noms francophones m’abordaient en français pour demander de l’aide. Comme si, même Français, le muzungu conservait un vague pouvoir magique ? La plus grande idiotie de ce peuple n’a-t-elle pas été d’avoir aimé sincèrement et aveuglement la France, et de lui avoir fait confiance ? Une France qui n’a pas été à la hauteur, qui peut le contester ? Une France qui ne s’est jamais intéressée qu’à une classe dirigeante détestable et corrompue, et, jamais, n’a entendu les aspirations poignantes d’un peuple. Un peuple qui avait maintenant appris dans la douleur à ne confier sa défense à personne d’autre qu’à lui-même.
J’entendais dire, surtout au sein des expatriés français, le plus grand mal des troupes de Kagame, pas encore président à l’époque. Ces soldats, j’ai eu affaire à eux un bon nombre de fois. Plus de huit fois, pendant la guerre au Congo et les raids contre le Rwanda, je suis allé de Butare au sud, où j’habitais, à Ruhengeri et Gisenyi au nord, en bus, où je travaillais. Aller et retour. Sur le chemin, au moins 5 postes militaires de contrôle strict, tout le monde descend, on se met en ligne et contrôle systématique des papiers et des bagages. Pas le moment de rigoler. Pourtant, pas une seule fois, je n’ai eu à me plaindre du comportement de ces soldats. Pas de conversation chaleureuse, certes, pas de politesse démesurée, une ambiance glaciale, mais honnête. Toujours un rictus en ouvrant mon passeport français, mais jamais un mot ni un geste. Juste comme une hésitation en refermant le passeport au moment de me le rendre, comme pour témoigner du vague regret d’une page tournée, oui, une page bel et bien tournée pour de bon.
Une autre fois, un soir, je fus pris à partie par une bande de jeunes qui affirmèrent vouloir s’occuper de moi. Pourtant, dès qu’ils s’approchèrent trop près de moi, passant de l’invective au geste, un autre de ces soldats sortit de l’ombre, vint près de moi, arme au poing, et les jeunes durent décamper. Le soldat se contenta de me dire, en français parfait, de ne pas traîner désormais. Plus tard, la nuit, à Ruhengeri, des soldats vinrent chaque soir se poster devant ma chambre, sans jamais rien dire. J’ai su beaucoup plus tard qu’il y avait des raids depuis le Congo voisin et qu’un Français isolé faisait une trop belle cible. Voici mon expérience personnelle avec l’armée de Kagame ! Discipline, efficacité et organisation. Eh bien, heureusement qu’ils étaient là, ces soldats, face aux bandes de miliciens Interhamwe !
Qu’on ne se méprenne pas. Il ne s’agit pas ici de cautionner, aveuglément ou ne serait-ce même que du bout des doigts, le régime en place à Kigali. Il s’agit simplement de plaider pour que nous fassions enfin ce que nous aurions déjà dû faire depuis longtemps. Demander pardon, tout simplement. Bill Clinton et Kofi Annan l’ont fait en 1998, le premier ministre belge Guy Verhofstadt l’a fait en 2000, et nous, les Français, nous en serions dispensés ? C’est vrai, comme d’habitude, nous ne sommes ni coupables, ni responsables, tout s’est passé à l’ « insu de notre plein gré ». Nous sommes tellement au dessus de la mêlée, c’est certain. Consternante république française ! Consternants dirigeants ! Consternante Rama Yade qui, le mois dernier, pendant un entretien sur Canal+, se dit fière de la France, avec son siège au Conseil de Sécurité, en d’autres termes, ses bombes, quoi. On dirait que la seule pensée de disposer de l’arme nucléaire, chez nos dirigeants, de droite comme du centre prétendument socialiste, est une jouissance quasi-orgasmique. Affligeant.
Consternante république française, oui, qui ne vaut pas mieux que toutes ces prétendues républiques bananières que nous raillons ! Une république française indigne, pervertie, minée par le néocolonialisme et, surtout, tombée dans les griffes des seuls et tonitruants disciples du Saint-Fric. Demander pardon, à genoux, n’est pas une option, c’est une absolue nécessité si on veut encore prétendre à la moindre miette de dignité !
Voilà ce que j’avais à dire. Chers collègues, chers camarades du NPA, ce n’est pas la peine de faire retentir vos clameurs qui ne parviennent pas à m’émouvoir. A quoi bon se battre pour des détails, telle entreprise qui licencie, telle dérisoire réforme des enseignants-chercheurs, et même à quoi bon en débattre, quand les fondements mêmes de notre système social, notre république, sont vérolés ? Toutes ces petites choses n’ont de signification que si les principes fondateurs sont respectés. Idéaliste ? Mais, sans idéal, rien de tout le reste de nos aspirations, de nos combats, n’a le moindre sens ! Inscrivons-nous dans une nette rupture avec le passé, qui ne passera que par la reconnaissance de notre échec au Rwanda, un des plus grands drames du siècle passé. C’est une exigence primaire, le tout premier point de toute liste ! Plus jamais de complicité dans la Shoah, plus jamais de coupable négligence dans un génocide comme au Rwanda. La république française, si elle existe encore, si elle croit encore à son « Liberté, égalité, fraternité », elle doit le manifester solennellement auprès du Rwanda. Tous, nous devons œuvrer en ce sens, et au NPA en première ligne. Laissons d’autres faire la justice là où elle a besoin d’être faite, nous Français avons perdu le droit de juger, nous n’avons plus que le devoir de nous excuser, puis de nous taire.
En hommage à Aloysie, décédée en novembre 2000.