MEXICO CORRESPONDANTE
La police d’El Paso, Texas, offre sa protection au maire de Ciudad Juarez, la ville mexicaine limitrophe. Les narcotrafiquants le menacent lui et « sa famille » de leur couper la tête, précisent des messages placardés dans des lieux publics.
Un garde du corps du gouverneur de l’Etat de Chihuahua, dont dépend Ciudad Juarez, est assassiné par des tueurs sur une voie rapide. Le gouverneur du Texas sollicite 1 000 agents fédéraux pour faire face à la montée de la violence sur la frontière. Le président mexicain, Felipe Calderon, se réunit à Ciudad Juarez avec son cabinet national de sécurité, afin de réaffirmer l’autorité de l’Etat sur ce territoire sans lois.
En télescopage permanent, l’actualité de ces derniers jours a de quoi faire pâlir le long métrage qui vient de sortir sur les écrans mexicains, El traspatio (« L’arrière-cour »), consacré aux « féminicides », les meurtres de femmes à Ciudad Juarez. Une demi-douzaine de documentaires, ainsi qu’une mauvaise fiction produite et interprétée par Jennifer Lopez, s’étaient déjà penchés sur le sujet : des centaines de femmes, en majorité jeunes et pauvres, ont été assassinées depuis quinze ans, souvent après avoir été torturées et violées, dans cet immense dépotoir frontalier où se mêlent usines, commerces et trafics en tout genre.
La quête de la vérité a désormais le beau visage intense d’Ana de la Reguera, actrice de feuilletons suffisamment crédible dans le rôle de Blanca, officier de police nommée à Ciudad Juarez en 1996, qui va s’approcher peu à peu du centre de l’horreur. Réalisé par Carlos Carrera, ce thriller est appuyé sur un scénario de la dramaturge Sabina Berman. Celle-ci a construit un récit « en cercles concentriques », comme les errances de Blanca au volant de sa voiture dans cette ville chaotique, dont la caméra a su capter l’atmosphère oppressante, la lumière trouble, la sensualité brutale.
L’entrevue du gouverneur avec les entrepreneurs américains et japonais, tentés d’aller chercher ailleurs une main-d’œuvre encore meilleur marché, replace la tragédie dans le contexte de la mondialisation.
El traspatio fait le tour des hypothèses qui peuvent expliquer les « féminicides » ; de la violence machiste d’hommes déboussolés par l’émancipation de leurs compagnes, quand elles accèdent à l’autonomie financière et prennent la pilule à la demande de l’entreprise, en passant par les pervers venus profiter du climat d’impunité. Sans oublier ce qui est sans doute le noyau de cette noire constellation : la cruauté ritualisée des « narcos ».
CADAVRES SUR LE TOURNAGE
Sabina Berman avait écrit son scénario il y a huit ans, mais a dû attendre la nouvelle loi sur le financement du cinéma mexicain pour arriver à le produire. La violence déchaînée par l’offensive du gouvernement contre les cartels de la drogue avait alors submergé celle des « féminicides ». Le tournage, durant la sanglante année 2008 (1 600 morts rien qu’à Ciudad Juarez), a été très dur : menaces par téléphone, vol d’un camion de l’équipe technique, bruits de fusillade, apparition presque quotidienne de cadavres sur les lieux du film. « Deux commandants de police qui étaient chargés de notre sécurité ont été assassinés pendant le tournage, nous a confié Sabina Berman. C’est là que tu te rends compte que c’est une vraie guerre. Les menaces, nous ne savions même pas d’où elles venaient, car les narcos nous ont fait passer le message que nous ne les dérangions pas : elles pouvaient aussi bien venir des autorités. Tu es dans un endroit où tu ne peux pas faire confiance aux institutions. »
El traspatio suggère que les meurtres de femmes, longtemps minimisés par le pouvoir, sont la matrice des débordements actuels. Son titre - allusion à l’« arrière-cour » du puissant voisin du Nord - dit clairement que la violence sur la frontière est devenue le problème des Etats-Unis.