● Vous êtes sans doute le plus vieux lecteur de Rouge…
Maurice Nadeau – J’ai lu Rouge pendant 40 ans. J’avais travaillé à La Vérité, dans les années 1930. J’étais correcteur surtout, on me permettait un article littéraire de temps en temps… Bref, Rouge, pour moi, c’est un peu la suite de La Vérité, le parti s’appelait alors Parti ouvrier internationaliste. Avant, il s’appelait Ligue communiste, on disait La Ligue, c’est un nom qui a été repris…
● Je pense que vous avez eu l’occasion de réfléchir à la place et à la fonction de l’intellectuel. Quelles sont-elles ?
M. Nadeau – Quand j’étais jeune, je pensais qu’il n’y avait pas d’intellectuels. Il y avait des militants, il y avait des révolutionnaires… Trotsky avait dit à Naville [1] : « Vous êtes très bien, mais vous êtes encore un intellectuel. » Au fond, cela a changé avec Sartre. La dénomination elle-même est ancienne, elle remonte à l’Affaire Dreyfus. Maintenant, elle est assez déconsidérée. Au moment de la guerre d’Algérie, on pouvait encore rassembler les intellectuels, faire une pétition d’intellectuels. Au fond, se proclamer intellectuel, cela ne veut plus dire grand-chose. Un intellectuel réfléchit en dehors de sa profession. On pouvait être médecin et intellectuel, enseignant et intellectuel, artiste et intellectuel. Aujourd’hui, c’est une classe qui s’est placée un peu en surplomb. Ce n’est même plus une classe. Le mot est plutôt déprécié. Les intellectuels, est-ce qu’ils sont plus malins que les autres ? Et pourquoi ? Il n’y a pas de raison. Jadis, les intellectuels, cela n’existait pas, c’était des militants. Lorsqu’on allait chez Renault, en 36, on n’y allait pas en tant qu’intellectuels, mais comme militants de la Ligue. Autrement, on se serait fait jeter. L’intellectuel se sentait alors responsable de la marche du monde, de la société dans laquelle il vivait, de la condition des gens les uns par rapport aux autres. En tant qu’intellectuel, je n’ai jamais refusé de signer une pétition. Au moment de la guerre d’Algérie, j’ai même pris des initiatives. « Le Manifeste des 121 » durant la guerre d’Algérie, j’y suis pour quelque chose. Je ne suis pas le seul. Même pour de Gaulle, cela avait une certaine importance. De Gaulle avait dit : « On ne met pas Sartre en prison. »
Les intellectuels étaient responsables, mais ils avaient des privilèges. Ils avaient des privilèges publics, même dans l’attitude des gouvernants à leur égard. C’est terminé. Peut-être, parce qu’on a trop abusé du terme, parce que n’importe qui a pu se dire intellectuel. Finalement, les stars de cinéma ou de la chanson ont beaucoup plus d’importance que les intellectuels pour défendre quelque chose. La société elle-même a changé, elle s’est médiatisée, comme on dit. Dans le passé, l’écrit était important. Cela s’est dévalué, même au niveau de la presse. Prenez le travail que je fais. La Quinzaine dure depuis plus de 40 ans, sans argent, sans rien du tout, elle ne fait pas de profit. On est une sorte d’ONG culturelle. Ce sont les lecteurs, les inconnus qui font que cela tient. On était les premiers, en 1968, à vendre La Quinzaine dans la cour de la Sorbonne. J’en suis très fier, parce qu’on était les seuls.
● Vous avez été un militant des premières heures du trotskysme…
M. Nadeau – J’étais militant de base, enfin secrétaire de cellule. On se réunissait à une vingtaine, au premier étage du café Saint-Sulpice. C’était l’opposition de gauche à l’intérieur du Parti communiste. On était militant tout le temps, jour et nuit. On se rendait compte qu’on était à part. On détenait la vérité, il n’y avait pas de doute. Les masses ne couraient pas vers nous… Cela a commencé à changer en 36. Nous avions un militant vendeur à la sauvette. Il avait réussi à former d’un syndicat des vendeurs à la sauvette. C’était inouï, là on a commencé à prendre de l’importance, on se sentait mieux. Trotsky, pour moi, a toujours été – il l’est toujours – celui qui avait vu clair, à partir de la situation de l’Union soviétique. Ce n’était pas un surhomme, mais quelqu’un que je plaçais très haut – et je continue – du fait de son action pendant la Première Guerre mondiale. Il a fait pas mal de bêtises, bien sûr, mais il dominait le lot de tous ces militants que nous étions. Déifier, fabriquer des icônes, c’est un péché mignon. Il ne faut pas tomber là-dedans. On peut néanmoins admirer des gens, admirer la façon dont leur esprit fonctionne. Ma vie, par exemple, c’est une grande autobiographie, un des plus beaux livres qu’on puisse lire, c’est pensé, c’est écrit…
● À l’aube du xxie siècle, où l’on dit que les utopies n’ont plus cours, que la transformation n’est plus d’actualité, le communisme est-il toujours d’actualité ? Est-il une perspective d’avenir ?
M. Nadeau – Je ne sais pas. Évidemment, lorsqu’on voit la situation dans laquelle on se trouve, c’est vraiment criant de vérité. Seulement, le moteur n’est plus là. Ce qu’on appelait la classe ouvrière, le mouvement ouvrier, je crois que cela n’existe plus guère. Il reste des lieux de contestation, de lutte, mais est-ce qu’il y a un rassemblement autour d’un parti qui exprimerait, qui incarnerait tout cela ? Les partis me paraissent aussi un peu dépassés. Même si Besancenot va en faire un, je ne sais pas ce que cela va donner, comment il va faire. Les gens en ont marre. On cherche la rupture, comme dit l’autre avec sa « rupture tranquille », mais elle s’incarne dans des personnes, c’est une nouvelle donnée. Sarkozy, Ségolène ou Bayrou, ce sont des stars qui interviennent à la télé, sur Internet… Aller mettre son bulletin dans l’urne paraît même un peu dépassé. Les élections subsistent, comme pour laisser croire aux gens que l’on tient compte de leur avis, qu’ils ont de l’importance. Tout le monde sait que c’est faux. Sarkozy a été élu, pour partie, par la moyenne bourgeoisie, et aussi par les ouvriers. Besancenot, je suis avec lui, parce qu’il va essayer quelque chose. Si on me dit de faire quelque chose, je suis toujours prêt. Mais bon, comment ? Ce n’est pas très exaltant tout cela…