Vous êtes une romancière très discrète, mais dans la défense de Cesare Battisti, vous êtes en première ligne. Pourquoi un tel engagement ?
Fred Vargas : Certainement pas parce que c’était un ami, car je ne le connaissais pas. Pas parce que c’était un confrère, car je n’ai pas de réflexe corporatiste. J’ai étudié son cas avant de signer la première pétition, et je fus l’une des dernières à le faire. Mais l’injustice était patente, et j’en ai découvert l’étendue peu à peu. Il n’était pas possible de l’accepter. J’ai cru que l’affaire durerait un mois ou deux. Cela fait cinq ans à présent... Mais vous savez comment sont les archéologues : ils cherchent la vérité, et ils ne s’arrêtent de fouiller les profondeurs de la terre que lorsque c’est chose faite. C’est mon métier, que la vérité soit du Moyen Age ou d’aujourd’hui. Je le fais.
L’Italie est un pays démocratique, la justice italienne a jugé Battisti, et, au nom des victimes, elle lui demande réparation. Cela ne semble pas illogique...
Bien sûr que c’est une démocratie, qui le nie ? Mais démocratie n’a jamais signifié « pays parfait ». L’histoire de la France en témoigne. Toute démocratie peut hélas connaître des dérives, à tel moment brûlant de son histoire. Ce fut le cas de la justice italienne pendant les années de plomb, instruisant plus de 4 000 procès contre l’extrême gauche. Pas un historien sérieux ne peut dire que ces procès furent tous « réguliers ». Pas un ne peut nier l’existence des tortures : pendant le premier procès où figurait Battisti, treize cas de torture furent déclarés. Et pas un seul de ces torturés n’a d’ailleurs prononcé le nom de Battisti.
Je n’ai jamais défendu la lutte armée, de quelque bord que ce soit, et il est offensant d’entendre dire que défendre Battisti, c’est ignorer les victimes. Mais on ne peut pas soutenir que ces procès ont été exemplaires. Le cas du procès d’Adriano Sofri, avec repenti, en est une triste et célèbre illustration. Je soutiens Battisti parce que son procès fut faussé du début à la fin. Cela n’aiderait pas les victimes d’emprisonner de faux coupables.
Sur quoi s’appuie la justice brésilienne pour contredire la décision française, refuser d’extrader Battisti et lui accorder l’asile politique ?
Pour la première fois depuis cinq ans, un ministre de la justice, celui du Brésil, a pris le temps d’examiner des documents, irréfutables, et en a conclu que le procès italien qui avait condamné Battisti avait été vicié. Ce qui est exact. Il a aussi estimé que beaucoup d’éléments permettaient de douter de la culpabilité de Battisti : absence de preuve matérielle, absence de témoin oculaire fiable, usage exclusif des « témoignages » de repentis et de dissociés, gagnant des réductions de peine, parfois considérables, en accusant Battisti dans un bel ensemble. Et surtout : Battisti, qui avait été pendant deux ans membre du petit groupe armé des PAC (Prolétaires armés pour le communisme), eut d’abord un premier procès en Italie, où il ne fut jamais accusé des quatre homicides commis par son groupe.
En 1981, il a été condamné à douze ans de prison pour « subversion et participation à bande armée », ce qu’il n’a jamais nié. Comme il n’a jamais nié sa « responsabilité collective » dans les terribles événements des années de plomb. En revanche, il était absent quand a commencé, avec l’arrestation du chef du groupe, un deuxième procès collectif : ce chef se constitua « repenti » et, curieusement, Battisti fut alors « représenté », tout au long de ce procès, avec des « mandats », des procurations, qui sont des faux. Avec comme résultat d’être le seul à avoir une peine de perpétuité, en 1988. N’est-ce pas très étrange ? Que diriez-vous si cela vous arrivait ? N’auriez-vous pas l’impression d’avoir été terriblement utilisé ? Le Conseil d’Etat français et la Cour européenne ont été informés en 2005 de la fausseté de ces mandats (avec expertise), ce qui rendait l’extradition légalement impossible. Mais ces cours ont choisi de les ignorer et ont accordé l’extradition... sur la base de ces « mandats » ! Le Brésil, lui, a travaillé différemment : il a examiné ces pièces, et, pour la première fois depuis cette affaire, ce pays a accompli un travail de justice véritable, en déclarant le procès vicié.
Comment expliquez-vous que, de tous les acteurs de cette période historique troublée, Battisti semble aujourd’hui presque l’unique symbole ?
Le mécanisme est simple. Battisti n’était rien pendant les années de plomb. Juste un jeune homme exalté parmi des dizaines de milliers d’autres et qui, comme il le dit lui-même, a commis la monumentale erreur de passer le cap des armes. Il n’était même pas « chef » de son petit groupe (il y eut environ 200 groupes armés durant cette période). Personne ne connaissait son nom avant que Berlusconi n’ait l’idée - électorale - de réclamer en 2004 une vingtaine de réfugiés à Jacques Chirac. Battisti (car écrivain) figurait en tête de liste. Mais, et c’était inattendu, une vigoureuse protestation s’est déclenchée en France. Qui a entraîné aussitôt une réaction italienne : une propagande médiatique violente a été lancée d’Italie pour éteindre le mouvement de soutien français. Selon une technique historiquement éprouvée, les médias ont fait de Battisti un « monstre », tout simplement, tout bonnement, et cela a parfaitement fonctionné. Mais ensuite, comment arrêter le train de l’opinion publique convertie ? Si un autre nom avait été en haut de la liste, cela aurait fonctionné de la même façon.
Un des arguments les plus efficaces de l’offensive italienne, puis française (aujourd’hui au Brésil), a été de faire croire que, lors de l’attaque des PAC contre le bijoutier Pierluigi Torregiani, tué en pleine rue en 1979, Battisti aurait tiré sur son fils de 14 ans, Alberto, devenu paraplégique. Tout le monde en est encore aujourd’hui convaincu. Battisti ? Un tueur d’enfant.
Comment défendre un homme dans ces conditions ? Impossible ! Or la justice italienne elle-même a admis que Battisti ne faisait pas partie du commando contre Torregiani ! Qu’il n’était pas sur les lieux, et que le garçon fut touché par une balle perdue de son propre père. C’est dans les actes du procès. Si l’Italie réagit avec une violence si disproportionnée, c’est que le procès qui a condamné Battisti est exemplaire des déviances de la justice de cette époque : tortures - dont le supplice médiéval de l’eau salée injectée en force dans l’estomac -, faux mandats, avocats emprisonnés et repentis sous pression... Un secret de polichinelle, certes, mais un secret que l’histoire italienne ne veut pas reconnaître. Il faut donc à tout prix effacer le procès Battisti et, pour cela, enfouir l’homme Battisti au plus profond d’une cellule. C’est une terrible logique politique que le Brésil a interrompue avec objectivité, sagesse et courage.
Si le Brésil se tient à sa décision, que va faire Battisti, que souhaite-t-il ?
Redevenir l’homme normal qu’il était avant. Ne plus entendre parler du personnage qu’on a construit autour de lui. Ecrire des romans, voir ses filles. Ne rêvons pas, ce sera très difficile, car on peut tout craindre, quand une « affaire » a atteint ce stade. Comment Battisti va-t-il pouvoir marcher dans une rue de Rio ? C’est bien ce qu’il se demande. Dans un siècle, justice sera faite. Mais maintenant ?