« Puisqu’ils veulent tant cette ville, on la leur laisse ! » En colère, les femmes de Redeyef, dans le bassin minier de Gafsa, décrètent l’évacuation générale, le mercredi 7 mai 2008. De nombreux habitants « démissionnaires » prennent la route avec un bagage improvisé pour protester contre l’invasion de leur ville par la police. Celle-ci les met en garde : s’ils gagnent ainsi la montagne, en direction de l’Algérie, ils seront accusés de trahison, à l’instar des habitants du village voisin qui avaient demandé l’asile politique à ce pays, quelques semaines plus tôt. Ils font donc demi-tour, convaincus par les membres du comité de négociation saisi par un pouvoir local désorienté. L’argument avancé les convainc : il faut rester... pour continuer la lutte.
Depuis le début de cette année, à quatre cents kilomètres au sud-ouest de Tunis, la population de ce bastion ouvrier, souvent rebelle par le passé [1], se construit ainsi sa propre histoire dans une révolte soudée, rageuse et fière. Elle affronte sans faillir une stratégie gouvernementale faite d’encerclement et de harcèlement policiers d’un côté, de contrôle des médias de l’autre./1Tout commence le 5 janvier 2008, jour où sont publiés les résultats, jugés frauduleux, du concours d’embauche de la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), l’unique moteur économique de la région. De jeunes chômeurs occupent alors le siège régional de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), à Redeyef. Ils sont rejoints par les veuves des mineurs et leurs familles, qui installent leurs tentes devant le bâtiment. Le mouvement s’étend rapidement. Ouvriers, chômeurs, lycéens et habitants multiplient les grèves, les actions et les rassemblements. Sur fond de grande pauvreté et de flambée des prix, tous protestent contre la corruption d’un système local népotique et contre une politique de l’emploi injuste.
Redeyef est proche de la frontière algérienne. Comme les autres villes du bassin minier de Gafsa (Oum Larayes, Metlaoui, El Mdhilla...), elle vit sous l’empire de la CPG depuis la création de cette dernière en 1897, autour des gisements découverts par le Français Philippe Thomas (vétérinaire militaire, directeur de pénitencier agricole indigène, géologue amateur).
L’extraction des richesses du sous-sol s’y est faite, dès les origines, selon les méthodes typiques du modèle colonial [2] : accaparement des terres par l’expropriation brutale des populations indigènes ; exploitation intensive des ressources naturelles ; extraction à forte consommation de vies humaines et à forte production de déchets polluants ; rapports de travail et de pouvoir appuyés sur les allégeances clientélistes, claniques et familiales [3].
Phosphate, clientélisme et corruption
La plupart de ces traits ont survécu à la décolonisation, sous des formes renouvelées. La CPG, qui a fusionné en 1996 avec le Groupement chimique tunisien (GCT), reste le principal pourvoyeur d’emplois de la région. Au cours des vingt-cinq dernières années, la modernisation de la production, la fermeture progressive des mines de fond au profit de celles à ciel ouvert ont diminué la pénibilité du travail et le taux de mortalité parmi les ouvriers. Mais cette modernisation, articulée à l’application du plan d’ajustement structurel, a réduit d’environ 75 % les effectifs de la compagnie.
Aujourd’hui, seules cinq mille personnes y sont directement employées. Elles bénéficient d’un statut et de conditions de travail enviés dans une région où le chômage frappe 30 % de la population active (le double du taux national), selon des chiffres officiels discutés. Autour de la compagnie gravitent de nombreuses entreprises de sous-traitance, avec leurs emplois précaires et sous-payés. Le petit commerce, notamment avec l’Algérie voisine, complète le tableau de l’emploi. Pour trouver du travail, certains risquent leur vie en traversant la Méditerranée. D’autres s’installent dans les banlieues pauvres des villes de la Tunisie « utile », celle du littoral.
Les cinq mille postes de la compagnie ainsi que les fonds destinés à la reconversion sont gérés en collaboration étroite avec l’UGTT. Jusqu’à ces dernières années, la stabilité de la région était obtenue avec une modeste redistribution des bénéfices énormes que génère l’industrie phosphatière, selon de subtils équilibres claniques et familiaux garantis par les dirigeants régionaux de la centrale syndicale et du parti au pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD). Ces dirigeants étaient en même temps les représentants ou les interlocuteurs des principales tribus de la région, les Ouled Abid et les Ouled Bouyahia. La diminution progressive des ressources à distribuer et la généralisation de la corruption, alors même que le cours international du phosphate flambe, ont rompu ces équilibres. La direction régionale de l’UGTT est devenue le centre d’une oligarchie qui ne fait plus bénéficier que ses amis et parents directs des miettes de la rente phosphatière. Elle est le représentant local le plus puissant de ce que les habitants ne voient plus que comme un pouvoir « étranger » injuste.
« Nous, le peuple des mines, nous ne sommes jamais injustes, mais si on est injuste envers nous, alors... » La phrase se conclut sur un juron explicite. La banderole est déployée à l’une des entrées de Redeyef, un quartier pauvre et marginalisé, théâtre d’affrontements récents avec la police. Au fil des mois, depuis janvier, la mobilisation n’a pas faibli. Au contraire, les actions des chômeurs, des diplômés sans emploi de l’université sont renforcées par des occupations et des manifestations, dans lesquelles se retrouve toute la population. Les sit-in des familles des invalides de la compagnie et des morts à la mine se conjuguent aux actions des ouvriers licenciés. Les protestations des mères dont les fils ou les maris sont emprisonnés à la suite des premières manifestations ont débouché sur une grève générale qui touche jusqu’aux petits commerçants.
La nuit, des jeunes patrouillent dans Redeyef par petits groupes pour la protéger, après avoir sonné le rassemblement à l’aide de pierres cognées contre les structures métalliques d’un pont. Ils appellent ça les « tambours de la guerre » et usent d’un vocabulaire qui convoque les traditions des tribus guerrières, prêts qu’ils sont à affronter les policiers... ou à leur voler leurs sandwichs pour les redistribuer. Le ton général reflète une impressionnante cohésion populaire que les forces de l’ordre ne parviennent pas à rompre. En dépit du contrôle étatique des médias, le soulèvement de cette région enclavée représente le mouvement social le plus long, le plus puissant et le plus mûr qu’ait connu l’histoire récente de la Tunisie.
Le pouvoir y a répondu par une répression de plus en plus brutale qui a fait au moins deux morts, des dizaines de blessés et de détenus. Des familles ont été brutalisées, des biens privés saccagés. Le déploiement d’unités blindées de l’armée a renforcé le siège du bassin minier durant le mois de juin. L’escalade de la violence d’Etat se manifeste par l’utilisation de balles réelles, par la multiplication des enlèvements de jeunes pour interrogatoire et emprisonnement, et par des ratissages militaires dans les montagnes environnantes, en vue de retrouver ceux qui tentent d’échapper à la torture.
Plusieurs groupes de jeunes ont déjà été traduits devant les tribunaux d’où la population a été écartée par les forces de l’ordre. La lourdeur des peines diffère du tout au tout, d’un procès à un autre, signe que le pouvoir hésite sur la stratégie à tenir.
L’opposition, à Tunis, ainsi que des comités de soutien, à Nantes, où vit une communauté immigrée originaire de Redeyef, à Paris [4] ou encore à Milan, se battent pour casser le blocus de l’information. Mais la mobilisation reste circonscrite. Politiquement exsangue, passée depuis longtemps sous le rouleau compresseur d’un régime policier, la société civile peine à réagir. Le pouvoir n’évoque les événements que pour incriminer des « éléments perturbateurs ». Est-ce pour cela que le soulèvement ne s’est pas étendu au-delà de la ville de Feriana, dans le gouvernorat voisin de Kasserine ?
Dans Redeyef, le vent de la contestation a sculpté un nouveau quotidien. Le siège local de l’UGTT, en plein centre-ville, a été réquisitionné, au nez de la sous-préfecture voisine ; il est devenu le quartier général des habitants en révolte. Les hommes de main de la direction régionale de l’UGTT ont bien tenté de le reprendre en y apposant des cadenas... La population a imposé sa réouverture. Au rez-de-chaussée du local, qui abrite les réunions, le café sert d’agora permanente. La vaste terrasse qui le prolonge accueille les rassemblements autour d’orateurs postés au balcon du premier étage. Lors des meetings, la présence des femmes est notable. Juste en face, on distribue les tracts et les journaux de l’opposition. C’est là que se dressait, jusqu’en juin, une baraque marchande, celle de Boubaker Ben Boubaker, dit « le chauffeur », diplômé chômeur, vendeur de légumes, connu entre autres pour être l’auteur d’une lettre ironique et drôle sur les solutions au chômage, adressée au ministre de l’éducation. La police a fait irruption chez lui ; sa baraque a été mise à sac. Comme d’autres opposants, il s’est enfui dans la montagne.
« Il nous faut obtenir un résultat positif. Les gens doivent savoir que la lutte pacifique n’est pas vaine. Sinon, ce sera catastrophique... » M. Adnane Hajji, secrétaire général du syndicat de l’enseignement élémentaire dans la ville de Redeyef et figure charismatique du mouvement, a su, avec plusieurs compagnons, en maintenir l’unité par-delà les rivalités et les clans. Il jouit d’une grande popularité, y compris auprès des ménagères et des gamins. Il sait que le rêve est allé loin déjà et que toute tentative de retour en arrière pourrait avoir des conséquences incontrôlables. M. Hajji a été arrêté chez lui, dans la nuit du 20 au 21 juin, puis inculpé. Les autres animateurs du mouvement sont tous recherchés.
Pour M. Hajji, le nœud de la situation reste régional. Certes, les panneaux électoraux « Ben Ali 2009 », qui annoncent la prochaine élection présidentielle, sont souvent enlevés par la population depuis le début du mouvement, quand ils ne sont pas détournés par une surenchère moqueuse du type « Ben Ali 2080 » ou « Ben Ali 2500 »... Mais lors des rassemblements et des réunions, les militants politiques sont priés de ne pas afficher leur appartenance.
En effet, dans le bassin minier, la population ne croit guère, pour l’instant, à un changement imminent à la tête de l’Etat [5]. Seule une forte campagne de solidarité nationale et internationale, ou une extension de la contestation à d’autres régions, pourrait desserrer l’étau. En attendant, le mouvement réclame la fin de la répression et l’ouverture de vraies négociations pour une sortie de crise honorable. Il demande l’annulation des résultats du concours de recrutement jugé frauduleux, un programme d’embauche des diplômés sans emploi, l’implication de l’Etat dans la création de grands projets industriels, le respect des normes internationales relatives à l’environnement, des services publics accessibles aux plus pauvres, par exemple pour l’électricité, l’eau courante, l’éducation, la santé... La devise qu’il s’est choisie : « Détermination et dignité. »