Depuis le meurtre de deux soignantes de l’hôpital de Pau, en décembre 2004, la psychiatrie n’a cessé d’occuper la scène médiatique. La « crise de la psychiatrie », jusque-là considérée comme un débat de spécialistes, a fait irruption dans le débat politique. L’émotion suscitée par le drame de Pau a contraint Philippe Douste-Blazy, ministre de la Santé de l’époque, à reconnaître la situation critique dans laquelle se trouve la psychiatrie et à révéler, en toute hâte, le « Plan santé mentale ».
Pendant l’été, suite aux évasions de certains détenus dans des établissements psychiatriques, le nouveau ministre de la Santé, Xavier Bertrand, a nettement renforcé le caractère sécuritaire du « Plan santé mentale » avec deux mesures phares : l’embauche de personnel de sécurité (vigiles) et l’accélération de la construction de quartiers de sécurité pour les détenus hospitalisés.
Enfin, le 10 octobre à Perpignan, le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, intégrait la psychiatrie à son dispositif sécuritaire, en signant une convention avec l’hôpital psychiatrique en vue du dépistage des « enfants à risque » dans les quartiers « sensibles » de cette ville.
Depuis la loi du 30 juin 1838, qui a fondé en France l’asile d’aliénés (1), la psychiatrie a été l’objet d’exigences politiques contradictoires, mélangeant assistance et soins d’une part, défense de l’ordre public de l’autre. La réponse sécuritaire a été privilégiée, sous la forme de l’enfermement derrière les murs de l’hôpital psychiatrique, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale.
Après 1945, la prise de conscience de l’horreur de l’univers concentrationnaire, le développement de politiques sanitaires et sociales sous le nom d’État-providence, ont favorisé, dans de nombreux pays, l’émergence de nouvelles politiques de santé mentale, visant à aborder et à soigner le trouble psychique ou psychiatrique hors de l’hôpital, dans son contexte social. En France, cette politique s’est mise en place à partir de 1960, sous le nom de « politique de secteur » (2).
À l’opposé du reste du système de soins - clivé entre médecine de ville et hôpital -, la psychiatrie de service public offre une réponse globale et gratuite, incluant à la fois la prévention, les soins de proximité et, si nécessaire, les soins à l’hôpital. Cette politique a pris son élan dans les années qui ont suivi Mai 68. Elle a été favorisée par le changement du statut du malade qui, d’assisté, est devenu, à partir de 1945, un « assuré social » ayant des droits.
Enfermement contesté
La psychanalyse a également permis de changer la vision que le médecin avait du patient : d’objet subissant un traitement au nom de la science psychiatrique, il a été reconnu comme sujet et acteur d’une histoire. Elle a permis, au travers de la psychothérapie institutionnelle, de donner vie à une institution où régnait la mort psychique.
Mais, le plus souvent, la politique de secteur a été mise en place par des directions administratives et des psychiatres marqués par le modèle hospitalier. De ce fait, elle n’a pu développer toutes ses potentialités. Dans de nombreux cas, elle s’est cantonnée au déplacement du lieu de soin à l’extérieur de l’hôpital. Sa part la plus subversive, l’approche de la personne souffrante dans son contexte, en lien avec tous ceux qui se trouvent autour du patient (famille, travailleurs sociaux, élus, etc.) n’a été développée que par un nombre limité d’équipes. Les expériences les plus achevées, les « centres d’accueil et de crise », offrant, à chaque heure du jour et de la nuit, une possibilité d’accueil, d’écoute et de soin, hors hôpital, sont restées extrêmement limitées et sont aujourd’hui menacées.
Malgré ces limites, le bilan de la psychiatrie de secteur est très largement positif. Elle a permis d’en finir avec l’enfermement à vie ou pour de longues périodes dans les hôpitaux psychiatriques. Elle a ouvert au patient la possibilité de soins, tout en lui permettant de vivre une existence qui lui appartienne davantage.
Médecins managers
À partir des années 1980, les politiques libérales se sont traduites par une précarisation générale de la société, la diminution des droits sociaux, les attaques sur les politiques sociales et sur les services publics. Elles ont été accompagnées de la criminalisation et de la répression de la misère. Ces évolutions s’accélèrent fortement depuis 2003. La psychiatrie est triplement percutée par ce que l’on a pu appeler le passage de l’État-providence à « l’État-pénitence » (3) :
• la psychiatrie est tout particulièrement victime des coupes claires dans les budgets sanitaires, qui frappent les hôpitaux ; le modèle de service public, gratuit, de proximité, accessible à tous, entre en contradiction avec les politiques en cours de rentabilisation et de privatisation de l’assurance maladie et du système de soins ;
• avec ces moyens réduits, la psychiatrie doit répondre à des sollicitations croissantes liées à la souffrance sociale générée par la précarisation de la société, le développement de l’exclusion et la détérioration des conditions de travail ;
• la psychiatrie est enfin l’objet d’une OPA des politiques sécuritaires visant à contrôler et à « normaliser » les populations dites à risque et victimes de la crise.
Les politiques de restructuration hospitalière, de restrictions de personnels, qui touchent l’ensemble des établissements hospitaliers, ont frappé tout spécialement la psychiatrie. Le management d’entreprise introduit à l’hôpital impose une standardisation des soins souvent réduits à l’urgence. Le travail de prévention et de soins « sur le terrain » en est la première victime : le personnel de ces structures doit retourner à l’hôpital. L’entrée des psychiatres en tant que « managers » dans les directions d’hôpitaux va accélérer ces évolutions.
Le temps de la connaissance du patient, de son histoire, de l’élaboration avec lui d’un projet de soins, le temps du soin relationnel et de la réflexion clinique en équipe sont autant de temps « inutiles », nuisant à la productivité. On leur substitue des protocoles tout faits, censés indiquer les « bonnes pratiques », des transmissions « ciblées » et des écrits standardisés dans les « dossiers de soins », sous le contrôle de la direction des soins et d’un encadrement infirmier converti au management.
Dégradation des soins
C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la polémique contre la psychanalyse et les soins fondés sur la relation, au profit de thérapies comportementales et cognitives visant à « normaliser » à court terme le patient, et au profit - dans tous les sens du terme pour les laboratoires pharmaceutiques - de prescriptions de médicaments psychotropes.
Ces évolutions sont également favorisées par la suppression des formations spécifiques à la psychiatrie, tandis que les infirmiers sont de plus en plus souvent remplacés par des aides-soignants n’ayant, pour leur part, aucune formation aux soins en psychiatrie.
La réduction des moyens intervient précisément alors que la crise et la précarisation de la société se traduisent par l’accroissement de la « souffrance psychique » d’origine sociale soulignée par tous les intervenants sociaux. Cette souffrance psychique accroît les demandes faites à la psychiatrie. Pourtant, les politiques libérales qui se dessinent aujourd’hui se situent à l’exact opposé de ces exigences. Le dépérissement de la « politique de secteur » ouvre la voie à une psychiatrie à deux vitesses, faisant la part belle au privé lucratif.
La dégradation du service public de soins s’accompagne d’une tentative de récupération de la psychiatrie dans le cadre des politiques sécuritaires. Le discours de maintien de l’ordre et de contrôle social, tenu au nom de la prévention de la délinquance, sème délibérément la confusion avec la prévention dans le domaine du soin.
Cette nouvelle politique répressive ne vise pas à un retour à l’enfermement d’autrefois dans le cadre de l’institution psychiatrique : la prison devient avant tout le lieu de l’enfermement moderne. Elle vise à faire de la psychiatrie - comme du travail social - un auxiliaire de la police et de la justice pour contrôler les populations dites à risque, en réunissant tous ces acteurs dans le cadre d’un « secret partagé ».
La signature, à Perpignan, d’une convention entre le ministre de l’Intérieur et l’hôpital psychiatrique est présentée comme un modèle qui devrait être suivi. Sarkozy y met en pratique les propositions du rapport de l’Inserm préconisant le dépistage précoce des enfants hyperactifs censés devenir les petits délinquants et les criminels de demain.
La résistance à ces politiques doit donc s’organiser. La LCR propose une autre politique de santé mentale, s’appuyant sur les meilleurs acquis de la politique de secteur et inscrivant sans ambiguïté la psychiatrie dans une politique plus globale de santé publique et de soins gratuits (lire ci-contre).
Une telle politique doit poser comme principe le refus de toute discrimination à l’égard de ceux qui sont atteints de « folie » ou de « déviance ». Elle doit également considérer la personne souffrant de troubles psychiques ou psychiatriques comme sujet et citoyen à part entière.
Notes
1. Devenu, en 1937, hôpital psychiatrique, puis centre hospitalier spécialisé et, aujourd’hui, centre hospitalier.
2. Cette politique met à la disposition d’une population d’environ 65 000 habitants une équipe de psychiatrie relevant du service public, qui travaille à la fois « sur le terrain », dans la ville et à l’hôpital, et qui dispense des soins totalement gratuits (circulaire du 15 mars 1960).
3. Loïc Wacquant, Les Prisons de la misère, Agone, 19 euros.
ENCART
Les propositions de la LCR
La LCR défend une politique de santé mentale qui concrétise les principes de la « politique de secteur » (lire article ci-contre) et donne les moyens de la réaliser. Elle revendique :
• un service public de psychiatrie organisé dans le cadre d’établissements publics de psychiatrie de secteur, financés par des budgets spécifiques ;
• la position centrale, dans ce dispositif, du centre médico-psychologique et de l’équipe de soins implantée dans le quartier ou la ville, travaillant avec l’ensemble des acteurs sanitaires et sociaux ;
• le développement des centres d’accueil et de crise ;
• un « plan emploi formation » réclamé par plusieurs organisations syndicales, pour former les psychiatres et les infirmiers nécessaires ;
• une formation spécifique et obligatoire pour exercer en psychiatrie, tant pour les infirmiers que pour les médecins.
La LCR, qui défend la citoyenneté de la personne souffrant de troubles psychiques ou psychiatriques, souhaite :
– l’abrogation de la loi de 1990, qui maintient la confusion entre mission de soin et mission d’ordre public, et son remplacement par une législation non spécifique aux personnes hospitalisées en psychiatrie ; l’obligation de soins, parfois nécessaire, doit être totalement séparée de la notion d’ordre public et être possible hors du cadre de l’hospitalisation ;
– l’arrêt de toute forme de discrimination à l’égard du « malade mental », qui doit disposer des droits de tout citoyen.
Nous apportons notre soutien à l’action des associations de patients ainsi que des associations aidant les patients à faire valoir leurs droits (advocacy).