Envoyé spécial à Phnom Penh,
C’est un village de tôles rouillées perdu au milieu d’une rizière. Pour y parvenir, il faut quitter la nationale qui mène à l’aéroport de Phnom Penh, emprunter une piste de terre boueuse, puis laisser sur sa droite un golf verdoyant. Là, à une vingtaine de kilomètres au sud de la capitale cambodgienne, vivent un petit millier d’expulsés. Ce sont les laissés-pour-compte de la croissance économique, dopée par la frénésie immobilière qui voit le mètre carré atteindre aujourd’hui 2 340 euros contre 390 euros en 2000.
Selon la Banque mondiale, 11 000 familles de Phnom Penh ont été forcées de quitter leur propriété entre 1998 et 2003. Depuis, 30 000 autres ont subi le même sort, assure Amnesty international. Naronn et Sinath, 23 et 22 ans, font partie de ceux-là. En 2004, ce jeune couple avait acheté quatre murs et un toit pour 300 dollars (234 euros), à Sambok Chap, au cœur de Phnom Penh. Deux ans plus tard, la police a débarqué un matin. « Ils nous ont donnés quelques jours pour partir. Et ils sont restés dans le quartier jusqu’à cette nuit où ils ont viré tout le monde pour nous transférer ici », se souvient Sinath qui attend son premier enfant. « L’Etat, des promoteurs privés, des hommes politiques ? Nous n’avons jamais su pour le compte de qui ces policiers travaillaient. »
« Incendies ». Le scénario est immuable, les méthodes radicales. « On sait qu’une expulsion va avoir lieu quand un ou deux incendies se déclarent comme par hasard, en pleine nuit, se désole Ny, la commerçante du village. Les gens prennent peur et comprennent qu’il faut partir, sinon d’autres habitations prendront feu. » Après, le gouvernement a beau jeu d’affirmer que ces départs se font sur la base du volontariat. Pour toute indemnisation, les uns et les autres ont reçu quelques bâches en plastique, des bidons vides afin de transporter l’eau, 10 kilos de riz et une parcelle de 5 mètres sur 12 délimitée à la hâte par des briques rouges. Au fil des mois, les tentes de fortune ont été remplacées par des murs en bois et des toits en feuille de bananier. Mais l’eau courante n’est jamais arrivée dans ce village. Il faut même payer 12 centimes d’euro la barrique de 100 litres ou récolter l’eau de pluie dans de grandes jarres en terre. Pas de réseau de transport, pas d’évacuation des eaux usées, ni de ramassage des poubelles qui sont brûlées à l’air libre, près des terrains de jeux des enfants.
Doté d’une école, le village peut s’estimer privilégié par rapport à d’autres lieux dépourvus de tout. Mais le plus gros problème reste l’accès au travail. « Certains vont gagner de l’argent dans les usines de textile installées sur la nationale. Mais il faut avoir les moyens de se déplacer en moto. Alors, on tente de gagner chaque jour de quoi manger », se désole Sinath en tressant des feuilles de palmiers. Ny, qui tient une petite épicerie, tente de faire vivre quatre personnes. Fataliste, elle rit de sa condition : « C’est simple, je ne fais aucun bénéfice et je n’ai pas assez d’argent pour suffisamment renouveler mon stock. Je survis. » Elle montre les parcelles déjà vendues par ceux qui n’avaient rien et qui sont partis tenter leur chance ailleurs.
Violations. Ny, Naronn et Sinath ont contacté des ONG pour défendre leur droit à la propriété. En vain. « C’est inutile de résister », juge Ny. En listant les nombreuses violations liées aux saisies sauvages de terrains depuis plus de deux ans, la Licadho, Ligue cambodgienne pour la défense des droits de l’homme, a montré comment le pouvoir judiciaire jouait « un rôle clé dans la protection des intérêts économiques des riches et des puissants ». Amnesty International avance que 150 000 Cambodgiens restent directement menacés d’expulsion.