« Combien pensent qu’un Karim est d’ici ? »
Les sifflets pendant La Marseillaise, Lilian Thuram connaît. Qui ne se souvient pas de cette image de l’ancien défenseur des Bleus disant ses quatre vérités à un jeune descendu sur la pelouse du Stade de France (Seine-Saint-Denis) avec une centaine d’autres supporteurs pendant le match amical France-Algérie d’octobre 2001 ?
Quelques années après, le magazine So Foot avait réuni les deux protagonistes pour un entretien croisé. « Le gamin, un Français d’origine sénégalaise, m’a dit : »Je ne suis pas français, car je mange du mafé. Les Français, eux, mangent de la choucroute« », raconte, sept ans plus tard, Lilian Thuram. Le champion du monde 1998 a mis un terme à sa carrière, cet été, pour des raisons de santé. Il a entendu les sifflets de France-Tunisie, mais aussi les réactions outrées de la classe politique. « Ça ne sert à rien de dire que siffler La Marseillaise est un comportement stupide et scandaleux. La seule question à se poser, c’est : »Pourquoi ces jeunes, qui sont nés en France et qui ont grandi en France, avec deux cultures, en arrivent à siffler La Marseillaise ?« »
Pour Lilian Thuram, « ce n’est pas un hasard si les sifflets surgissent lors de confrontations contre la Tunisie ou l’Algérie. Ils dénotent que ces jeunes ont malheureusement intégré le discours que leur renvoie la société, basé sur l’apparence : »Vous n’êtes pas d’ici, vous êtes des étrangers.« »
« Jeudi, j’ai croisé un gamin de 5 ans. Le gosse, qui est né en France, me dit qu’il est ivoirien et me demande ma nationalité. Je lui réponds que je suis français. Il me rétorque : »Mais non, t’es noir !« Combien de personnes dans la société française pensent spontanément qu’un Karim ou un Zinédine est français s’il ne joue pas en équipe de France ? » L’ancien Bleu juge que les propos de Bernard Laporte, appelant à ne plus disputer de matchs contre les pays du Maghreb à Paris, ne vont qu’« alimenter l’incompréhension, les préjugés. Et peuvent être insultants pour les personnes originaires du Maghreb ».
Retiré des terrains, l’Antillais est le parrain de l’opération « Culture Bleue » mise en place par la Fédération française de football pour sensibiliser les joueurs des équipes de France de jeunes aux valeurs civiques. « J’essaie de leur faire partager mon expérience et de leur expliquer qu’on joue au foot avant tout pour le plaisir, et qu’il faut commencer par se respecter soi-même pour respecter ses coéquipiers », résume plus modestement Lilian Thuram.
Interview de Lilian Thuram réalisée par Mustapha Kessous et Stéphane Mandard.
* Article paru dans le Monde, édition du 19.10.08. LE MONDE | 18.10.08 | 14h20 • Mis à jour le 18.10.08 | 14h23.
« Marseillaise » sifflée : une indignation gouvernementale soigneusement préparée
Tout le gouvernement s’y était préparé car Nicolas Sarkozy avait prévenu qu’il frapperait fort à l’occasion des prochains sifflets lancés dans un stade contre l’hymne national. Quand, mardi 14 octobre, l’incident se produit de nouveau au cours du match amical France-Tunisie, la plupart des ministres concernés sont sur le pied de guerre. D’autant que les services du ministère de l’intérieur repèrent, dans les heures qui précèdent le match, une mobilisation « anti-Marseillaise » sur Internet.
François Fillon, qui va sur RTL le lendemain, lance à ses collaborateurs : « Je sais ce que je vais dire ». Il en a déjà parlé avec le chef de l’Etat : les deux hommes sont convenus de demander la suspension des matchs où se dérouleront à l’avenir de tels incidents. Le chef de l’Etat le confirme au cours d’une réunion à l’Elysée avec la ministre de la jeunesse et le président de la Fédération française de football, Jean-Pierre Escalettes. Ce dernier prend acte, en mettant l’Etat face à ses responsabilités : « Moi, je ne vais pas lancer 50 000 personnes dans les rues comme ça. A partir de maintenant, ce sera prévu à l’avance. Voilà l’engagement de l’Etat. »
M. Sarkozy sait que l’opinion publique en redemande. Jacques Chirac avait marqué des points le 11 mai 2002 en quittant le Stade de France pendant les sifflets corses lors du match Lorient-Bastia. Un sondage CSA, réalisé mercredi auprès de 802 personnes pour Le Parisien valide cette stratégie de communication : 80 % des personnes interrogées disent avoir été choquées par les sifflets contre la Marseillaise.
A droite, c’est la surenchère et parfois la précipitation. Dans la soirée de mardi, le ministère de la santé et des sports publie un communiqué dans lequel « Roselyne Bachelot Narquin et Bernard Laporte se déclarent choqués par les sifflets qui ont retenti ce soir au Stade de France »... daté de la veille du match (le 13 octobre).
Aux premières loges, mais immobile pendant les événements, Bernard Laporte, le secrétaire d’Etat aux sports, en rajoute le lendemain en suggérant sur RMC, que les matches contre les équipes du Maghreb soient « joués chez eux ou alors en province. » Sa ministre de tutelle Roselyne Bachelot condamne ces propos « malencontreux », après avoir proposé elle-même à l’Assemblée nationale qu’il n’y ait « plus de matchs amicaux avec les pays concernés. »
De son côté, Fadela Amara, la secrétaire d’Etat à la ville, préfère rester sur le terrain de la légalité : « La justice doit être exemplaire, il faut vraiment passer à la sanction (...) Il ne faut leur trouver aucune excuse. Pas de pitié avec ces gens-là ! » explique-t-elle au Parisien.
Le président du groupe UMP de l’Assemblée nationale Jean-François Copé propose lui « que des sanctions soient prises à l’encontre de ceux qui ont ce type de comportements. On peut par exemple envisager des interdictions de stade. »
Christophe Jakubyszyn
* Article paru dans le Monde, édition du 17.10.08. LE MONDE | 16.10.08 | 16h11.
« Le football est pris en otage du monde politique »
Michel Platini, président de l’Union européenne de football (UEFA) et ancien capitaine de l’équipe de France, estime dans un entretien au Monde que les sifflets qui ont accompagné La Marseillaise avant le match France-Tunisie ne sont « pas une insulte à la France ».
Que pensez-vous du tollé politique qui a suivi les sifflets de La Marseillaise, mardi 14 octobre, au Stade de France ?
Il y a trente ans, quand je jouais avec l’équipe de France, La Marseillaise était sifflée sur tous les terrains. Mais à l’époque, les politiques ne s’intéressaient pas au football et ça ne choquait personne. Aujourd’hui, c’est devenu une obligation pour un homme politique, en fonction de son étiquette, de se positionner. Une fois encore, le football est pris en otage par le monde politique car cette histoire de sifflets est devenue une affaire politique qui n’a rien à voir avec le sport.
Je ne vois pas dans les sifflets qu’on a entendus au Stade de France un manque de respect ou une insulte à la France mais simplement des manifestations contre un adversaire d’un soir, en l’occurrence l’équipe de France, que l’on veut battre. Dans d’autres occasions, je suis certain que les mêmes jeunes qui ont sifflé La Marseillaise, mardi soir, chantent l’hymne national quand l’équipe de France dispute un match de l’Euro ou de la Coupe du monde.
Le président de la République, Nicolas Sarkozy, a annoncé que les matches seraient arrêtés en cas de sifflets pendant les hymnes nationaux. Cette initiative vous semble-t-elle judicieuse ?
La France perdra 3-0 sur tapis vert ! Cela veut dire que si l’équipe de France joue en Azerbaïdjan et que La Marseillaise est sifflée, le président fait arrêter le match ? Lors du Mondial 1982, en Espagne, le Cheikh Fahd [président de la fédération du Koweït] était rentré sur le terrain pour faire annuler un but : l’arbitre qui avait accédé à sa demande a été suspendu à vie. Il y a des règles qui régissent le football et elles sont édictées par la FIFA [Fédération internationale de football] et l’UEFA. Le règlement prévoit qu’un match peut être arrêté, et j’y suis favorable, en cas d’acte de racisme par exemple. Mais ce n’est pas à une autorité politique de décider : la responsabilité incombe à l’arbitre et au délégué du match.
Ce n’est pas ce que semble entendre le gouvernement français…
Si on commence à arrêter un match parce qu’il y a des sifflets, dans ce cas-là on arrête aussi dès qu’un joueur se fait siffler ou quand le gardien se fait conspuer après un dégagement. C’est absurde. Et pourquoi pas aussi un policier derrière chaque spectateur. Il faudrait plutôt éduquer les supporters car dans certains pays, les hymnes ne sont jamais sifflés. A l’Euro, on avait fait de la pédagogie avant les matches et les hymnes n’ont pas été sifflés.
Ne pensez-vous pas, comme certains députés, qu’il serait plus simple de ne plus jouer les hymnes nationaux avant les matches pour éviter ce type de débordement ?
Je ne crois pas. Si on suit ce raisonnement, il faudrait aussi jouer sans arbitre pour éviter qu’ils se fassent siffler. L’hymne national, c’est l’histoire d’un pays. Lorsqu’on joue en équipe nationale, on joue pour son pays. Moi, quand l’hymne était sifflé, cela me donnait plus de caractère, plus d’orgueil vis-à-vis de mon pays. Ça n’a jamais vexé ni fait peur aux joueurs d’entendre leur hymne sifflé. Au contraire, ça nous galvanisait, c’était une motivation supplémentaire.
Mais quand vous jouiez, il y a 30 ans, l’hymne n’était pas sifflé par des spectateurs français ?
Il y a 10 ans, quand la France a gagné la Coupe du monde et que tout le monde chantait La Marseillaise et brandissait le drapeau bleu-blanc-rouge dans les rues, on célébrait la France « Black-Blanc-Beur ». Aujourd’hui, on explique le contraire. A mon époque, déjà, il y avait des immigrés italiens et polonais. La différence, c’est que maintenant, il y a une récupération politique.
La Fédération française de football (FFF) a décidé d’apprendre aux joueurs les paroles de La Marseillaise depuis qu’une enquête d’opinion a mis en avant que les supporters de l’équipe de France reprochaient aux Bleus de ne pas chanter leur hymne national. Quand vous étiez joueur, le chantiez-vous avant les rencontres ?
Non, je n’ai jamais chanté La Marseillaise. Même si je trouvais que c’était le plus bel hymne du monde, et que je le fredonnais de temps en temps, je n’ai jamais pu me résoudre à le chanter avant un match car c’est un chant guerrier et que pour moi, un match de foot, c’est un jeu et pas la guerre. « Aux armes, citoyens ! » : je n’arrivais pas à chanter ces paroles avant une rencontre. Mais ça ne veut pas dire pour autant que je n’étais pas fier d’entendre La Marseillaise. Ce n’est pas parce qu’un joueur ne chante pas l’hymne national qu’il n’aime pas son pays. Mais aujourd’hui, nous sommes dans un monde du tout-communication : si un joueur a le malheur de ne pas chanter La Marseillaise, il est aussitôt stigmatisé comme quelqu’un qui n’aime pas la patrie française.
Propos recueillis par Stéphane Mandard
* LE MONDE | 17.10.08 | 09h42 • Mis à jour le 17.10.08 | 16h12.
Annuler une rencontre au moment des hymnes, est-ce faisable ?
Si le gouvernement a clairement démontré son intention de réagir au lendemain des sifflets qui ont retenti, mardi 14 octobre, dans le Stade de France au moment de La Marseillaise, ses déclarations ont, elles, été un peu floues. Ainsi, Roselyne Bachelot, ministre des sports, après avoir dans un premier temps déclaré que les rencontres où l’hymne national serait sifflé n’auraient pas lieu, a fourni dans un second temps une précision importante : seuls les matchs amicaux seront concernés. Surtout, la ministre n’a pas donné de précision quant à la mise en application, alors que les interrogations sont nombreuses.
Tout d’abord, le gouvernement français peut-il prendre une telle décision ? Seul, a priori, non. Il devra sans doute en référer à la Fédération internationale de football (FIFA), dont dépend l’organisation des rencontres entre équipes nationales. Il faudra ensuite s’assurer qu’une telle possibilité est conforme aux règlements internationaux. Ces derniers ne prévoient l’interruption d’un match qu’en cas de « force majeure », et, pour le moment, les sifflets n’entrent pas dans ce cadre.
QUESTIONS DE SÉCURITÉ
Roselyne Bachelot, interrogée mercredi sur France 2, a précisé qu’il s’agissait de mesures « qui sont à la disposition de la Fédération de football, qui est l’organisateur du spectacle, et qui se doit d’assurer le respect de l’hymne national ». Là encore, la phrase laisse perplexe. Cela signifie-t-il que c’est la FFF qui prendra la décision d’annuler la rencontre ? « Je ne dispose pas de forces de police, plaisante Jean-Pierre Escalettes, le président de la Fédération. Une telle mesure ne peut être prise qu’en concertation avec l’Etat et les pouvoirs de police qui devront assurer la sortie du stade. »
La question de la sécurité est d’ailleurs la plus préoccupante dans le cas de l’annulation d’un match amical. « C’est une mesure qui est loin d’être facile à mettre en œuvre », reconnaît Jean-Pierre Escalettes. Noël Le Graet, vice-président de la Fédération, s’est lui immédiatement montré opposé au projet – il a parlé d’« erreur » –, précisément du fait des problèmes de sécurité. « Je ne comprends toujours pas, lâche-t-il perplexe. On va laisser quatre-vingt mille personnes comme ça, froissées, mécontentes. Il y a un risque d’incidents. Seul le coup d’envoi peut calmer les gens. » Pour Jean-Philippe d’Hallivillée, directeur de la sécurité du Paris-Saint-Germain, « tout est envisageable », et les stades actuels ont des procédures de sécurité qui « permettent des évacuations rapides ». « Il faudra expliquer aux gens les raisons de l’évacuation, faire un effort de communication et mettre en place des personnels d’aide au public », détaille-t-il.
SIFFLER L’HYMNE, UN DÉLIT
D’autres questions demeurent en suspens. A partir de combien de personnes, de quel niveau sonore décide-t-on de suspendre la rencontre ? Le gouvernement semble également s’être mis en tête de poursuivre les personnes qui sifflent La Marseillaise. Le ministère de l’intérieur a donné ordre mercredi au préfet de Seine-Saint-Denis de « signaler officiellement les outrages à l’hymne national, constitutifs d’un délit, au procureur de la République de Bobigny ». En 2003, l’Assemblée nationale avait adopté un amendement au projet de loi de Nicolas Sarkozy sur la sécurité intérieure instaurant une peine de six mois de prison et 7 500 euros d’amende pour les outrages au drapeau français et à La Marseillaise. Jusqu’où le gouvernement est-il prêt à pousser la logique ? Là encore, les zones d’ombre sont nombreuses.
Alexandre Roos
* LEMONDE.FR | 17.10.08 | 10h44 • Mis à jour le 17.10.08 | 10h54.