Pour une fois, la nouvelle s’est répandue par le monde, tant la cruauté de l’acte était abjecte et grand l’écho télévisuel au Pakistan. A Baba Kot, village du Baloutchistan, cinq femmes ont été massacrées à coup de pelleteuse mécanique, puis enterrées encore vivantes. Leurs dépouilles ont ensuite été la proie des bêtes sauvages. Leur crime ? Trois d’entre elles, les plus jeunes, voulaient se marier avec les élus de leur cœur et non avec les cousins que la tribu leur avait attribués. Une prétention inouïe aux yeux de la coutume, régulièrement punie de mort dans ces régions. Le pouvoir ferme d’habitude les yeux sur ces prérogatives tribales et l’on passe à autre chose. Mais pas cette fois.
C’est un concours de circonstances qui a fait connaître largement cette réalité des crimes « d’honneur » qui concernent chaque année entre 250 et 300 femmes dans la seule province du Pendjab (selon les rares chiffres à disposition). On sait que le nombre réel est considérablement plus élevé. Dans le cas de Hameeda, Ruqqaya et Raheena, ainsi que de leur mère et de leur tante, l’information « anonymisée » a d’abord été relayée dans le quotidien national en langue ourdoue Jang par un courageux journaliste. Bien que son texte soit resté très vague, il recevra des menaces de mort de la tribu concernée, les Umrani. A Islamabad, le quotidien anglophone The News s’intéresse à l’affaire, titillé par la conspiration du silence qui semble l’entourer et par le fait que le Land Cruiser qui a servi au rapt des cinq femmes, qui s’étaient enfuies, portait une plaque minéralogique officielle, réservée aux véhicules du gouvernement du Baloutchistan. Les organisations féministes pakistanaises, qui luttent depuis longtemps contre les crimes d’honneur, s’en mêlent.
Tribalisme et politique font bon ménage
Il apparaît assez rapidement que l’instigateur du quintuple assassinat serait le frère de Sadiq Umrani, ministre du Logement du gouvernement du Baloutchistan et affilié au Parti du peuple pakistanais (PPP), le parti actuellement au pouvoir et qui fut dirigé durant plusieurs décennies par feue Benazir Buttho. Théoriquement avancé en matière de droits des femmes, le PPP ne saurait cracher sur une alliance avec les chefs de tribu du Baloutchistan, une province clef de son accession au pouvoir.
Jusqu’alors, les révélations filtrent, mais dans la presse écrite seulement. Comme le relève Le Monde (25.9.08), dans un pays connaissant 70% d’illettrisme, seule une élite est au courant. Mais voici qu’une élue interpelle le Sénat pakistanais sur cette affaire de Baba Kot. Un représentant nationaliste du Baloutchistan riposte et défend la « tradition multiséculaire » des crimes d’honneur ; l’hémicycle s’enflamme, la séance s’anime ; la télévision filme cet incident, qui ainsi devient une affaire nationale.
Si le PPP n’a pas réagi dès le départ à ces meurtres, cela tient non seulement à son opportunisme, mais aussi au fait que la législation pakistanaise n’interdit pas vraiment ce genre de pratiques.
Islamisation et privatisation du droit
Entamée à partir de 1977 par le général-dictateur Zia-ul-Haq, poursuivie par le premier ministre Nawaz Sharif, la politique d’islamisation a consacré le statut subordonné des femmes dans la législation. Par deux fois, Benazir Bhutto promettra d’abroger ces lois discriminatoires, mais n’en fera rien. Perez Musharraf promettra tout autant et n’en fera pas plus.
Ainsi, la Loi sur l’administration de la preuve de 1984 n’accorde au témoignage d’une femme que la moitié de la valeur de celui d’un homme. En outre, des ordonnances de qisa et de diyat ont introduit des caractéristiques tribales dans le système juridique. L’application du droit dépend alors des familles concernées et non plus de l’appareil juridique.
Le quisa, c’est le châtiment égal au tort infligé à la victime. La famille de la victime (de blessures ou de meurtre, p. ex.) peut y renoncer contre compensation et accorder son pardon. Des femmes peuvent représenter cette compensation. Le diyat, prix du sang dû aux héritiers de la victime dans les affaires de meurtre, se combinant au quisa, fait que lorsqu’un frère tue sa soeur pour avoir refusé un mariage forcé, le père accorde ensuite officiellement son pardon à son fils, qui bénéficie ainsi de l’impunité. « La transformation des crimes en une affaire privée a évidemment des conséquences particulièrement préjudiciables dans le cas de violence au sein de la famille et de crimes d’honneur dont la plupart des victimes sont des femmes », relève justement la Commission de recours des réfugiés française, en 2004.
La femme, un objet
Dans la conception tribale, la femme est un objet qui appartient aux hommes. Le professeur Tahira Shahid Khan, spécialiste des questions de genre, observe que « les femmes sont considérées comme appartenant aux hommes de leur famille, quelle que soit leur classe sociale, leur origine ethnique ou leur communauté religieuse. Le propriétaire d’un bien a le droit de décider du sort de ce dernier. La notion de propriété a transformé les femmes en objets qui peuvent être échangés, achetés et vendus ». Or le mariage est d’abord une transaction commerciale entre familles et tribus…
Chargées d’incarner l’honneur des hommes auxquels elles appartiennent, les femmes ont vu leur oppression augmenter au fur et à mesure que s’élargissait la notion d’honneur. Le rapport d’Amnesty International de 1999 indique que « la perception de ce qui salit l’honneur est devenue très vaste. Le contrôle des hommes ne s’exerce pas seulement sur le corps d’une femme et sur son comportement sexuel, mais sur l’ensemble de ses faits et gestes, y compris ses déplacements et son langage. […] Des châtiments sévères ont été infligés à des femmes qui avaient tardé à apporter de la nourriture, rétorqué à leur mari ou rendu visite à des proches sans autorisation. »
La marche des femmes pakistanaise vers la sortie de cet enfer est encore longue. Elle mérite d’autant plus notre soutien que la pression médiatique n’a pas été suffisante pour empêcher que trois autres femmes subissent le même supplice quelques jours plus tard, toujours au Baloutchistan. Selon la Commission asiatique des droits humains, les responsables seraient les mêmes, puisque ces trois femmes auraient été punies pour avoir parlé dans l’affaire des cinq de Baba Kot.