Trente ans après la loi Veil, il faut toujours se battre ?
Marie-Laure Brival - Bien sûr. Même dans des établissements où les conditions semblent idéales et où équipes médicales et direction sont pleinement favorables à la pratique de l’avortement, il est important de rester vigilants. En effet, la loi Veil peut être grignotée sans qu’on y prenne garde. De nombreux médecins n’y sont pas opposés, mais ne la considère pas comme une priorité. Ils ne vont ainsi pas hésiter à monopoliser le bloc opératoire pour une demi-journée, afin de réaliser une seule césarienne. Quand on leur démontre que c’est absurde, ils sont d’accords, mais il a néanmoins été nécessaire de leur expliquer de nouveau que les avortements aussi étaient importants...
En dehors de ce milieu protégé, le débat sur l’allongement du délai de dix à douze semaines a été la preuve d’une réticence d’une partie du corps médical. À l’Assemblée nationale, en 2001, lors de la discussion de la loi, certains praticiens n’ont pas hésité à dire que, techniquement, ce n’était pas possible. Or, ce n’est pas vrai. À la maternité des Lilas, nous avons prouvé scientifiquement qu’il s’agissait de la même intervention chirurgicale qu’auparavant, entre dix et douze semaines de grossesse. Nous avons réalisé une cassette vidéo et l’avons présentée dans les régions pour dédramatiser cette intervention. Mais des médecins utilisent leur clause de conscience pour refuser de pratiquer des interruptions volontaires de grossesse (IVG) entre dix et douze semaines.
Ils ont une représentation fantasmatique de cette période, mais cela ne s’appuie sur rien. Je peux au moins comprendre les médecins qui refusent systématiquement de pratiquer des IVG. Je ne suis bien évidemment pas d’accord avec eux. Mais au moins, ils sont cohérents.
Que dire de la loi de 2001 ?
M.-L. Brival - C’est un bon texte : l’avortement est maintenant complètement dépénalisé. Il existe une loi unique sur la régulation des naissances : elle régit à la fois avortement et contraception. La France a, par ailleurs, rattrapé les autres pays européens en ce qui concerne le délai légal de pratique de l’IVG : il est maintenant de douze semaines de grossesse.
Il a fallu attendre trois ans, mais maintenant, tous les décrets d’application sont parus. L’avortement médicamenteux en ville est possible, même si cela a pris du temps. Mais sur le terrain, ce n’est pas rose : il n’existe pas de réelle volonté politique de s’assurer de l’application de ce texte. Normalement, tous les services hospitaliers de gynécologie obstétrique devraient pratiquer des avortements. Et les chefs de service ne peuvent plus arguer de la clause de conscience pour se dérober à cette obligation : ils doivent trouver quelqu’un d’autre pour s’en charger. La Ddass et les agences régionales d’hospitalisation (ARH) devraient s’assurer qu’ils le font. Or, il n’en est rien. On assiste à un vrai laxisme. Il n’existe en réalité pas de sanction si on n’applique pas la loi. Aucune amende, pas même la reprise du budget qui aurait dû être consacré aux IVG et qui ne l’a pas été.
La stagnation du nombre d’IVG a fait les gros titres de différents journaux...
M.-L. Brival - Après 1975, on pensait qu’avec le développement de la contraception, on en finirait avec l’avortement. Trente ans après, on se rend compte que ce présupposé était faux. En réalité, les deux tiers des femmes qui avortent sont sous contraception. Mais les médecins n’écoutent pas souvent les désirs des femmes en termes de contraception : aux très jeunes, on propose le préservatif, après, la pilule... Par ailleurs, il n’existe pas de contraception parfaite. Ou plutôt il n’existe pas de contraception parfaitement utilisée. On oublie trop souvent la question du désir. Prenez le cas d’une femme qui vit seule, elle n’a pas de partenaire régulier. Alors, elle ne prend pas la pilule. Elle rencontre quelqu’un, elle devrait utiliser un préservatif. Mais parfois, on sait bien que ça ne se passe pas comme ça. La vie, c’est aussi de la folie. La prise de risques est inhérente à l’humain.
Avorter, c’est toujours une souffrance ?
M.-L. Brival - Pas du tout. Aucune étude n’est jamais venue étayer la thèse des conséquences psychologiques catastrophiques de l’IVG. En revanche, on a bien démontré celles de l’avortement thérapeutique. Dans le second cas, la grossesse a été investie. Bien sûr, dans un certain nombre d’IVG, la grossesse avait commencé à l’être aussi, et pour une raison donnée, il fallu y renoncer. Et là, cela peut être une souffrance. Il existe en revanche de très nombreux cas où être enceinte est un accident qu’il faut réparer. Et là, il n’y a aucun investissement. Mais des mauvaises conditions d’accueil peuvent générer de la souffrance : s’il faut passer de nombreux coups de téléphone pour trouver une place, si le délai d’attente est long. si, arrivée à l’hôpital, la femme voit de la culpabilisation dans les yeux des personnes qui la reçoivent, si au moment de l’échographie, on insiste pour lui montrer le fœtus sans qu’elle y ait été préparée. Oui, ce peut être pénible. On dit aussi qu’un avortement se regrette souvent plus tard. Cela dit, dans la vie, quand on fait n’importe quel choix, on s’expose à le regretter plus tard. Dans ce discours sur la souffrance liée à l’IVG, il y a l’idée que l’avortement n’est permis que sous caution. Il faudrait le payer plus tard, maintenant ou plus tard...
Le droit des femmes à disposer de leur corps est toujours problématique ?
M.-L. Brival - Oui, ce qui dérange dans la l’IVG, c’est que la femme a une entière liberté sur la poursuite ou non de sa grossesse. Que ce soit elle qui décide, et non le mari ou le médecin. Il faut rappeler que la loi autorise l’interruption médicale de grossesse jusqu’à la veille de la naissance, mais il faut passer devant une commission de médecins. Et en dernier recours, ce sont eux qui ont le dernier mot.
Mais le droit des femmes à disposer de leur corps ne dérange, en réalité, pas seulement le corps médical. Différentes pressions subsistent, religieuses, sociétales, machis-tes. Il reste l’idée qu’on a besoin du ventre des femmes pour pérenniser l’espèce. En même temps, un fantasme autour de la formidable puissance qu’elles ont, elles, de donner la vie. Certains s’imaginent que si les femmes peuvent choisir de ne pas avoir d’enfants, elles pourraient toutes y renoncer et l’humanité disparaîtrait. Cela ne se dit pas, mais ça reste présent.