Crise financière et crise réelle continuent à cheminer côte à côte, mais de plus en plus étroitement imbriquées. Une fois c’est l’une, une fois c’est l’autre qui prend la vedette. Il y a quinze jours, c’était la crise réelle qui tenait le devant de la scène, avec un monde développé en récession. Désormais, c’est la crise financière qui passe au premier plan. Elle progresse suivant toujours le même axe : l’effet domino, où chaque pièce qui tombe en entraîne une autre à sa suite. Après Fannie et Freddie, les deux géants du refinancement hypothécaire américain, la banque d’affaires Lehman Brothers ; après Lehman, la compagnie d’assurance AIG (qui était, il n’y a pas si longtemps, numéro un mondial) ; après AIG, la banque anglaise HBOS, rachetée en catastrophe par la Lloyds TSB.
Mais l’effet domino a élargi son cercle et concerne de nouveaux acteurs, qui ne sont plus directement liés au marché hypothécaire américain. La chute de Fannie et Freddie s’explique évidemment par l’effondrement de ce marché. Tel est encore le cas de Lehman, fortement impliqué dans le crédit immobilier aux États-Unis. Les choses changent déjà avec la banque anglaise HBOS, tombée parce qu’elle est le plus gros prêteur immobilier, non pas aux États-Unis, mais en Grande-Bretagne. Le glissement est encore plus net avec AIG, dont le lien au marché hypothécaire n’est qu’indirect.
Nous en sommes même arrivés à un effet domino qui anticipe son propre mouvement. Une fois un domino tombé, les acteurs de la finance cherchent quel sera le prochain, persuadés qu’il y en aura un. Chaque fois qu’une victime est désignée, la meute de loups l’entoure, l’isole, fixant sur elle des yeux de braise, attendant qu’elle tombe pour la dépecer, tout en se lamentant sur la crise effroyable. La logique de la crise financière est désormais auto-entretenue.
Le plus grave, c’est qu’à côté de l’effet domino, il y a un effet ping-pong, où sphère financière et économie réelle se renvoient la balle. Tel commence à être le cas de l’économie réelle à la sphère financière, parce que la dégradation de l’activité économique rend insolvables des emprunteurs, même en dehors du marché hypothécaire. Mais tel est surtout le cas de la sphère financière à l’économie réelle. La cascade d’effondrements financiers ne peut qu’accentuer la restriction du crédit bancaire, déjà bien entamée. Et les retombées négatives de ces effondrements vont bien au-delà de ce seul volet. Ainsi, la chute de Lehman a un impact psychologique désastreux, mais elle va également frapper les autres établissements qui lui ont prêté de l’argent, qui ne peuvent plus rentrer dans leurs fonds et seront, de ce fait, soupçonnés à leur tour ; enfin, la liquidation des actifs de Lehman, jetés sur les marchés pour sauver quelques sous, va contribuer à dégrader encore un peu plus les cours.
Plan d’urgence
Il ne fait pas de doutes que ce jeu de ping-pong va aggraver la crise réelle commençante. En une dizaine de jours, la probabilité d’une crise mondiale s’est nettement accrue. Mais une autre possibilité est maintenant ouverte : celle d’un effondrement en cascade de l’ensemble du système financier mondial. Jusqu’à présent guère concevable, cette hypothèse a gagné en crédibilité avec les événements récents, tout en n’étant toujours pas la plus probable. La déflagration sera sans doute évitée, mais il est désormais clair que la crise proprement financière est installée pour longtemps.
Confrontées à la violence du tremblement de terre, les boussoles s’affolent. Et les autorités publiques s’empressent de voler au secours du capital, comme elles l’ont fait avec Fannie et Freddie, puis à nouveau avec AIG. On nous a longuement et doctement expliqué que les marchés s’équilibraient eux-mêmes, et qu’il ne fallait surtout pas intervenir, ni perturber leur fonctionnement. Mais, dès que le système de profit est menacé, les beaux discours sont jetés aux orties, littéralement piétinés, et il ne reste plus que la réalité toute crue de la défense du fric. Et certains de se réjouir de cet interventionnisme, contradiction en actes du libéralisme ambiant. Est-ce là toute la leçon que l’on peut tirer de la catastrophe imminente ? Le système capitaliste lui-même n’a-t-il pas démontré sa nocivité, l’effroyable capacité qu’il a d’entraîner avec lui toute l’humanité aux abîmes ? L’appel à l’État pour couvrir les pertes d’aujourd’hui et garantir les profits de demain change-t-il quoi que ce soit ?
Manifestement non, c’est une façon de sauver ce qui peut l’être du néolibéralisme. Il n’est pas question de nous contenter d’un tel discours. En réalité, le contraste est saisissant entre la rapidité avec laquelle la crise progresse et le ronron de la gauche « de gouvernement » où, s’il arrive que l’on parle, on parle en tous les cas de tout autre chose. Un sursaut s’impose, la contre-offensive doit s’organiser. Il nous faut un nouveau plan d’urgence, un plan d’urgence face à la crise.
Isaac Johsua
* Paru dans Rouge n° 2267, 25/09/2008.
Crise financière
Dimanche 21 septembre, un gros titre du JDD : « La semaine où le monde est devenu fou ». Après un tel accès de lucidité, il fallait bien trois sous-titres pour dédramatiser : « La crise financière est terminée », « Le ralentissement confirmé » et « Quatre bonnes nouvelles au milieu de la tempête ».
Le premier sous-titre renvoie à une interview de Marc de Scitivaux, présenté comme « libéral iconoclaste », dont les analyses ne peuvent que nous remonter le moral : « J’ai une vision très optimiste à partir de fin 2009. » C’est une constante des économistes libéraux : plus l’horizon de leurs prévisions est éloigné, et plus ils sont optimistes. Ils ont raison : dans plus d’un an, personne ne se souviendra de leur prophétie et nul ne songera à leur demander des comptes ! D’ailleurs, le libéral iconoclaste prévient : « Ne vous faites pas d’illusions, d’autres bulles apparaîtront. C’est dans la nature humaine : la contrepartie à payer pour une société d’initiative. »
Iconoclaste, mais pas au point de se demander si ceux qui vont « payer la contrepartie » sont bien ceux qui ont pris les « initiatives » conduisant à la crise ! À sa manière, Le Monde du même jour est plus franc : « Crise financière : l’appel de Bush aux contribuables ». Mais le plus ébouriffant est encore l’article consacré à « un trader français à Londres », qui a confié au Monde ses tracas : « J’ai dû perdre environ 2 millions de dollars, soit la moitié de ce que j’avais potentiellement gagné en trois ans. »
Toutefois, à quelque chose malheur est bon, car le trader ajoute : « Quelque part, cette crise me réconcilie moralement avec le métier… Le système était devenu fou. » Pourtant, histoire sans doute de tourner la page, dans le même numéro, le supplément Le Monde Argent consacre l’essentiel de ses pages à un « Spécial Sicav, les stratégies pour rebondir », assurant qu’« avec la chute des marchés financiers, les opportunités d’investissement se multiplient ». Ils sont décidément incorrigibles : la dernière crise en date n’est pas encore jugulée à coups de fonds publics, qu’ils construisent déjà la prochaine « bulle » et les prochaines catastrophes sociales. Anticapitalisme ? Vous avez dit anticapitalisme…
François Duval
* Paru dans Rouge n° 2267, 25/09/2008 (La gazette es gazettes).
La faillite
Lundi 15 septembre, Lehman Brothers, quatrième banque d’affaire américaine, s’est déclarée en faillite, « afin de protéger ses actifs et de maximiser sa valeur ». Elle a perdu 3,9 milliards de dollars au troisième trimestre et n’a pas trouvé de repreneur. La banque Barclays exigeait pour cela une aide de l’État fédéral, comparable à celle accordée à JPMorgan Chase, lors de son rachat de Bear Steams, une autre banque d’affaires au bord de la faillite.
Le Trésor américain a choisi une autre politique que celle qui l’avait amené, début septembre, à nationaliser les sociétés de refinancement hypothécaire, Fannie Mae et Freddie Mac, le temps que celles-ci se refassent une santé financière. La Réserve fédérale américaine (Fed) semble avoir décidé de cesser de protéger le système financier. Jusqu’où ? Ils ne le savent pas eux-mêmes. Merrill Lynch vient d’être rachetée. Déjà, AIG, le premier assureur mondial, et Washington mutual, la première caisse d’épargne américaine, sont les cibles de tous ceux qui spéculent sur leur faillite.
Un consortium de banques a constitué un fond de sauvetage de 70 milliards de dollars. « Je n’ai rien vu de pareil et ce n’est pas encore fini et cela prendra encore du temps », a déclaré Alan Greenspan, ancien président de la Fed, alors que Christine Lagarde affichait l’aveuglement de Madame la Marquise : « C’est un choc, en même temps, c’est le témoignage d’un certain équilibre » ! C’est l’heure de la purge mondialisée du système financier, dont les États voudront faire payer la note aux travailleurs et aux peuples
* Paru dans Rouge n° 2266, 18/09/2008 (Au jour le jour).