A l’évidence, les manœuvres de l’après-Katrina quant au devenir économique (donc immobilier), social (donc racial) et politique (donc « démocrate ») de La Nouvelle-Orléans ont commencé. [...] Avec 67 % d’Afro-Américains, 326 000 habitants, dont le revenu moyen annuel est de 11 332 dollars, soit un tiers de celui de la population blanche, La Nouvelle-Orléans est d’abord une ville noire, donc pauvre. Les principaux pourvoyeurs de travail y sont le port, le secteur pétrolier, celui de l’éducation, sans oublier celui du tourisme. En expansion, celui-ci emploie de plus en plus (14 % des emplois de la ville), au point que certains évoquent la possibilité de transformer La Nouvelle-Orléans en un Las Vegas du Sud (Wall Street Journal). [...] Début octobre, le maire annonçait spectaculairement son plan de relance de la ville, qui comporte une mesure phare : tous les hôtels de plus de 500 chambres pourraient désormais ouvrir des activités de jeux.
Selon le recensement de 2000, 53,47 % des 215 091 logements de la ville sont en location et les logements vides (12 %) se concentrent dans les quartiers blancs. 50 % des 87 500 propriétaires occupant leur logement n’ont pas d’assurances contre les inondations et il est probable que la plupart d’entre eux doivent considérer qu’ils n’ont plus de biens, puisque ne disposant pas des ressources nécessaires pour reconstruire leur maison. Au total, nous avons donc affaire à une population qui, dans son plus grand nombre, ne retrouvera pas de logement à son retour, si retour il y a.
Riches au sec
Les locataires ne peuvent attendre de leurs propriétaires une rénovation rapide de leurs habitations. Les terrains sur lesquels sont concentrés les logements de la partie la plus pauvre de la ville ont été inondés et ses habitants ont fui de gré ou de force. Cette « libération sociale et raciale » de territoires causée par Katrina constitue d’ores et déjà une divine surprise pour ceux qui rêvent depuis longtemps d’un autre destin pour La Nouvelle-Orléans.
La destruction, ou dans le meilleur cas l’endommagement, de la majeure partie du parc immobilier est une occasion pour transformer la ville. Le président du New Orleans Business Council, Jimmy Reiss, ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare qu’il faut « utiliser cette catastrophe comme une et unique chance de changer la dynamique de la ville ». Cette vision est partagée par Bruce Katz, un expert du Brookings Institute, qui parle plus clairement : « Règle n° 1, ne pas répéter les erreurs du passé, éviter l’hyper-concentration de pauvreté [...] et choisir la création de quartiers économiquement intégrés. » Le Wall Street Journal confirme, avec nuance, cette option : « La grande inconnue est le taux de retour de la diaspora de la ville et comment elle pourra retrouver un logement et un emploi. Un fort pourcentage de résidents à bas revenus était locataire. Réduire la concentration de pauvres peut également résoudre les problèmes sociaux de la ville. Mais, en même temps, la ville a besoin d’un large panel de salariés tant pour ses hôtels et restaurants que ses bureaux et commerces. »
Pour Naomi Klein, l’auteure de No logo, une révolution urbaine est déjà à l’œuvre. La répartition sociale dans l’espace urbain qui colle à une géographie désavantageuse des logements pour les factions pauvres de la ville constitue un facteur déterminant. Celui-ci, écrit-elle, se conjugue à une politique discriminatoire de la gestion des retours des réfugiés. [...]
Une surprenante réunion s’est tenue le 12 septembre à Dallas (Texas) entre les représentants des familles les plus riches de La Nouvelle-Orléans, des compagnies pétrolières, des banques de la ville et de l’administration Bush. Il s’agissait de discuter de l’avenir de la cité. Le maire, Ray Nagin, était présent. Le Wall Street Journal a confirmé l’existence de cette rencontre qui se voulait discrète. Elle a rassemblé 60 personnes, majoritairement blanches, qui ont discuté de l’avenir d’une ville majoritairement noire. Cette assemblée était présidée par Jimmy Riess, le très actif porte-parole du business orléanais, pour qui l’affaire est entendue : « La nouvelle ville doit être différente, avec des services meilleurs, et moins de pauvres. Ceux qui veulent reconstruire la ville souhaitent qu’elle le soit de façon différente : démographiquement, géographiquement et politiquement... » Riess, rappelons-le, est également le patron des transports publics à La Nouvelle-Orléans, lesquels ont cruellement fait défaut lors de l’évacuation de la ville. On devine à travers les déclarations de cet individu que le bilan de l’évacuation de La Nouvelle-Orléans a dû être jugé positif, puisqu’il a permis de se débarrasser des résidents les plus pauvres de la ville. C’est au lendemain de cette réunion que le maire, invoquant le manque de ressources, a licencié 3 000 employés municipaux sur les 6 000 que comptent les effectifs de la ville. [...]
La situation des évacués, éparpillés souvent à des centaines de kilomètres de chez eux, est une question cruciale. On estime à plus de 200 000 personnes le nombre de ceux qui ont dû fuir leurs quartiers dévastés. La ville, qui compte 455 000 habitants, a été inondée à plus de 80 %. Dans les plans des élites dirigeantes de la ville, nous l’avons vu, il faut faire obstacle à la réinstallation de la majorité d’entre eux. Le droit au retour est donc une revendication sensible et centrale.
Communautés exilées
Pour Ajamu Baraka, animateur de l’US Human Rights Network, qui regroupe plus de 80 associations de défense des droits de l’Homme, le droit au retour relève du droit international et notamment des principes définis par les Nations unies. [...] On sait que l’administration américaine actuelle n’a que faire de l’ONU. Cependant, pour les victimes de l’ouragan et de la politique ségrégationniste, ces principes reconnus par la communauté internationale constituent un point d’appui. C’est le sens de la démarche entreprise par la Community Labor United auprès de la commission des droits de l’Homme de l’ONU et qui en appelle à l’instance internationale pour faire respecter le droit des communautés exilées.
C’est également ce que revendique l’organisation de gauche Solidarity dans une déclaration : « Katrina n’est pas un désastre naturel. » Pour ces socialistes américains, ce sont « les évacués et les communautés noires pauvres qui [...] doivent être à la direction de la reconstruction de leur ville. L’aide doit être organisée et centralisée démocratiquement et gérée par les associations qui ont lutté depuis des années à La Nouvelle-Orléans pour la justice sociale, économique et raciale » (« www.solidarity.us.org »). Il s’agit en priorité de faire obstacle aux plans de redéveloppement de la ville comme « paradis touristique pour l’élite bourgeoise au prix de salaires de misère et d’un nettoyage ethnique ». [...]
Propositions alternatives
Pour réussir, le projet de reconstruction doit être ambitieux techniquement, mais aussi sur le plan démocratique et social. Élaborés dans la transparence, associant tous les représentants des évacués, ses objectifs doivent être compréhensibles par le plus grand nombre. Contre toute « diplomatie secrète » - comme cela fut le cas lors de la réunion de Dallas évoquée précédemment -, il faut que ce plan de reconstruction soit public. Pour être socialement acceptable par ceux qui devront patienter pour regagner leurs foyers - parce que, très probablement, ni l’approvisionnement en électricité et en eau potable ni les problèmes de pollution des sols ne seront résolus avant plusieurs mois -, la reconstruction doit être planifiée selon un calendrier d’objectifs afin que chacun puisse savoir quand et dans quelles conditions il pourra rentrer chez lui.
Les propositions alternatives pour la gestion de la reconstruction du parc immobilier, sous forme d’une reconstruction participative, en écho au célèbre budget de Porto Alegre, ne font pourtant pas défaut. Celle de la création d’un office municipal ou d’un office de Louisiane chargé de la gestion de la reconstruction est un préalable afin que l’action publique puisse décider et contrôler les chantiers à mettre en œuvre. On peut craindre que la commission créée en ce sens par le maire de La Nouvelle-Orléans soit impuissante puisque son initiateur s’est déjà disqualifié par son faible souci de l’intérêt public. [...]
La question de la reconstruction des quartiers dévastés et des zones inondées doit être débattue de façon contradictoire. Peut-on reconstruire sur les mêmes terrains ? Doit-on restaurer les marais comme élément protecteur ? Les digues et le pompage des eaux constituent-ils des moyens, même modernisés, suffisants contre les eaux ? Là encore, les arguments d’autorité ne suffisent pas. Ils dissimulent trop souvent d’autres visées peu avouables. Un large débat public, où chacun, experts comme simples citoyens, pourrait donner son avis, permettrait de dresser un état des lieux et des moyens disponibles afin de prendre des décisions collectivement approuvées, socialement acceptables et écologiquement responsables.
ENCARTS
Droit au retour
« La Nouvelle-Orléans, avant l’ouragan, était une ville raciste menant une politique de classe. J’ai déjà évoqué quelques-unes des questions comme celle des logements vides alors qu’il y a d’innombrables sans-abri, les écoles sans manuel scolaire, les brutalités policières qui vont jusqu’à des meurtres et des viols. [...] Ce que nous entendons par « droit au retour », c’est le droit des évacués à revenir chez eux. Et, pour les plus pauvres, cela signifie pouvoir disposer d’un accès au logement au loyer abordable, sans risque de pollution, à un service de santé public, à des écoles pour nos enfants, à la sécurité contre les violences policières et la fin de l’incessant harcèlement policier des jeunes Noirs. [...] Quand on nous demande comment peut-on assurer la justice à La Nouvelle-Orléans, notre réponse est que les pauvres et les opprimés ont le droit à l’autodétermination et à la démocratie » (extrait de l’entretien avec Marie-Isabelle Pautz, de la Community Labor United in L’Ouragan Katrina. Le désastre annoncé).
Le quartier d’Algiers en autogestion
La solidarité syndicale internationale se met en place. Le site internet de l’AFL-CIO annonce ainsi que Sud-PTT a apporté un soutien financier au fonds d’aide aux victimes qu’a ouvert la centrale syndicale américaine pour « soutenir les activités des syndicats, pour aider les travailleurs américains, nos frères et sœurs ». Pauvre, déshérité et abandonné par les autorités et par la Fema [Agence fédérale de gestion des crises, NDLR], le quartier d’Algiers s’est auto-organisé. Le quartier ressemble, selon Paul D’Amato, qui y arrive le 9 au matin, à un « étrange mélange de ville fantôme, de ville occupée par l’armée et d’auto-organisation » (). N’ayant reçu ni aide ni assistance, les habitants ont pris leur destin en main en lançant un appel à l’aide. [...] Des quatre coins des États-Unis, [...] les militants ont rassemblé des dons spécifiquement destinés à cette zone abandonnée de La Nouvelle-Orléans et qui est désormais administrée par la communauté » (extrait du 13 septembre du chapitre « Éphéméride d’une catastrophe naturelle qui ne l’est pas tant que ça », in L’Ouragan Katrina. Le désastre annoncé.).