Il y a maintenant un an que la LCR a lancé un appel à construire un nouveau parti
anticapitaliste. Cette démarche - qui implique son propre dépassement - a provoqué de
nombreuses réactions allant de la méfiance - sur le thème : « au mieux, une LCR élargie » -
à l’étonnement : pourquoi changer quand, après tant de moments difficiles, la LCR et son
porte-parole commencent enfin à être reconnus ? Il s’agit cependant d’une idée qui vient de
loin, fruit d’années de débats sur l’outil nécessaire à la transformation révolutionnaire de la
société. A l’heure où ce projet est en voie de franchir une étape, il n’est pas inutile de jeter
un coup d’œil rétrospectif – inévitablement non exhaustif et forcément subjectif… - sur ce
que furent nos conceptions et nos pratiques passées et sur quelques dates clés qui
marquèrent autant de ruptures [1].
Avril 1966 : la Jeunesse Communiste Révolutionnaire
La création de la JCR constituait, de fait, une première rupture avec l’orientation de
construction du parti (révolutionnaire) qui avait prévalu depuis le milieu des années
cinquante : l’entrisme clandestin au sein du PCF et de ses organisations satellites. Le choix
(par la Quatrième Internationale) de l’entrisme reposait sur un pronostic politique
hasardeux : dans le contexte de la Guerre froide, l’affrontement planétaire entre
l’impérialisme américain et l’URSS allait conduire à la guerre, provoquant la radicalisation
des partis communistes ou, au moins, de secteurs significatifs de ces partis. La tâche des
révolutionnaires était donc d’être là où les contradictions allaient se jouer, afin d’y gagner à
une perspective révolutionnaire authentique les cadres staliniens qui, seuls, avaient l’écoute
des masses. Cette démarche témoignait aussi, de la part d’un groupe très minoritaire et isolé
– comme l’étaient les marxistes révolutionnaires français –, de la volonté de s’insérer dans
le mouvement ouvrier très largement dominé par les staliniens et de se lier aux « meilleurs
éléments de la classe ouvrière » qu’il n’était pas possible de toucher directement.
Cependant, du fait du caractère clandestin de cet entrisme et de l’absence de toute tradition
démocratique au sein de la « contre société » communiste, les résultats furent extrêmement
décevants à l’exception de la jeunesse scolarisée, notamment étudiante. De la fin des
années cinquante au milieu des années soixante, l’Union des Etudiants Communistes
(UEC) avait échappé au contrôle du PCF au point de se donner une direction proche des
thèses des communistes italiens et de devenir le lieu d’un débat permanent entre partisans
de la direction du PCF et militants des différents courants révolutionnaires (trotskistes et
maoïstes). Les militants de la IV° Internationale (Parti Communiste Internationaliste, PCI)
y animaient un courant qui regroupait les oppositionnels de gauche, bien au-delà des
trotskistes, et contrôlait le secteur Sorbonne Lettres. Cette expérience prit fin en 1965 avec
leur expulsion pour avoir dénoncé le soutien apporté par le PCF à François Mitterrand, dès
le premier tour de l’élection présidentielle. La question posée était alors celle de la
constitution d’une nouvelle organisation, indépendante… par la force des choses.
L’hypothèse, un temps débattue, de constituer une « JCI » (Jeunesse Communiste
Internationaliste) qui aurait été l’organisation de jeunesse du PCI – continuant, lui, le
travail entriste – fut rapidement abandonnée au profit d’un autre projet : la Jeunesse
Communiste Révolutionnaire. Dans ces documents de fondation, la JCR – parfois qualifiée
de « trotsko-guévariste » – reprenait à son compte les références au combat de l’Opposition
de gauche au stalinisme, mais ne se revendiquait formellement ni du trotskisme ni de la IV°
Internationale. Essentiellement investie dans la bataille idéologique et les activités de
solidarité internationaliste – notamment en impulsant le CVN (Comité Vietnam National) –
la JCR connaîtra assez vite l’épreuve du feu, avec le soulèvement de la jeunesse et la grève
générale ouvrière de mai 68. Moins nombreuse et moins implantée dans le salariat que les
maoïstes, le courant lambertiste (dont est issu l’actuel Parti des Travailleurs) ou encore
Voix Ouvrière (l’ancêtre de Lutte Ouvrière), la JCR fut, en revanche, beaucoup plus en
phase avec le « mouvement de Mai ». Jusqu’à sa dissolution par le gouvernement, en juin
1968…
Avril 1969 : la Ligue Communiste
La reconstruction du courant s’opéra au sein des « cercles de diffuseurs » de
Rouge, « journal d’action communiste », d’abord quinzomadaire, lancé à la rentrée
universitaire 1968. Et, très vite, le débat fut lancé sur le type d’organisation à construire.
Débat conclu en Avril 1969 par le congrès de fondation de la Ligue Communiste, avec
deux décisions principales : la décision de construire un parti révolutionnaire assumant
pleinement l’héritage trotskiste et l’adhésion de la nouvelle organisation à la Quatrième
Internationale. Clairement, ce projet s’opposait à des démarches différentes proposées par
d’autres courants révolutionnaires. Ainsi, par exemple, pendant une brève période, Lutte
Ouvrière défendit l’idée de construire un « Mouvement révolutionnaire » qui, à la faveur de
la dynamique de Mai 68, aurait regroupé l’ensemble des courants d’extrême gauche. Ainsi,
la minorité de la Ligue Communiste défendait une conception nettement plus
« mouvementiste » du parti à construire et privilégiait l’établissement de liens avec les
« nouvelles avant-gardes » qui se développaient dans plusieurs pays d’Europe (Allemagne
et Italie notamment) plutôt que l’adhésion à la Quatrième internationale dont elle
considérait le bilan comme peu probant. A l’inverse, le choix fait était celui d’une
organisation au programme strictement délimité – une version particulière du
« trotskisme », incarnée par le Secrétariat unifié de la Quatrième Internationale – et une
conception également très particulière du parti, présentée comme « la conception léniniste
du parti » et, plus précisément, celle exposé par Lénine dans Que faire ? [2] : séparation
du parti d’avec la classe ouvrière et regroupement autour d’un « programme » (en fait une
vision globale du monde et de l’Histoire) ; parti d’avant-garde dépositaire de la conscience
de classe à apporter « de l’extérieur » aux travailleurs ; sélection des militants conçus
comme des « révolutionnaires professionnels » ; démocratie dans le débat (incluant le droit
de tendance) et discipline dans l’action etc…
Le soubassement de cette orientation était la conviction que Mai 68 n’avait été, en fait,
qu’une « répétition générale », que de nouveaux affrontements sociaux étaient à l’ordre du
jour et qu’il faudrait alors un parti capable de pousser le mouvement jusqu’au bout car c’est
son absence en Mai qui avait permis au Parti communiste et à la direction de la CGT
d’enterrer dans les urnes le soulèvement révolutionnaire. Donc, un parti qui, rapidement, apparaisse comme une direction de rechange, une alternative au PC. La nécessaire
implantation dans le monde du travail passait par la « conquête de l’hégémonie sur l’avant-garde large », ces milliers de militants organisant la classe ouvrière, encore influencés par
le PC mais, en même temps, en rupture partielle avec ce dernier. Ces pronostics politiques
et cette conception du parti jointe à quelques premiers succès en termes d’apparition
politique débouchèrent, lors des premières années de la Ligue Communiste, sur un cours
rétrospectivement qualifié de « triomphaliste ». Même si la Ligue n’a jamais considéré que
la trahison du PC et des directions syndicales en Mai avait définitivement réglé le problème
de l’influence des réformistes sur la classe ouvrière, à la différence des groupes maoïstes
qui avaient alors le vent en poupe…
Notons aussi que, même à cette époque propice à toutes les outrances, la Ligue ne se
prenait pas pour le parti révolutionnaire, ni même pour son noyau : « La fondation de la
Ligue regroupe et délimite un courant que nous estimons essentiel pour la construction du
Parti révolutionnaire. Mais la Ligue n’est pas le Parti et le parti ne sera pas construit le
jour où la Ligue sera suffisamment pleine. Ce qui manque pour que la Ligue soit un Parti
c’est, outre une implantation à hégémonie ouvrière, un programme précis permettant à la
classe ouvrière de se reconnaître (…) Aucun courant ne possède aujourd’hui ce
programme » [3].
Une réorientation s’opéra progressivement au cours des années soixante-dix sous les effets
conjugués de la prise en compte de la montée en puissance de l’Union de la Gauche et,
surtout, d’un début d’implantation des militants de la Ligue dans le mouvement social, en
particulier dans les syndicats. A la « répétition générale » se substitua bientôt un autre
schéma stratégique : victoire de l’Union de la gauche, accession du PS et du PC au
gouvernement, déception des travailleurs devant leurs capitulations et débordement… Et
une nouvelle démarche qui combinait adresse aux militants des partis réformistes (PC et, à
présent, PS) et adresse directe aux travailleurs. Cette volonté de peser par une intervention
indépendante justifia notamment le lancement du Quotidien Rouge (1976), les tentatives de
regroupement des révolutionnaires (avec Lutte Ouvrière et l’Organisation Communiste des
Travailleurs, lors des élections municipales de 1977), les démarches de fusion avec le
courant lambertiste (1978), le « tournant ouvrier » avec établissement de militants dans les
grandes concentrations industrielles (1979), etc.
Comme on le sait, le scénario des années Mitterrand ne se déroula pas exactement comme
prévu ! Les capitulations du PS devant les marchés financiers et la déception des
travailleurs furent bien au rendez-vous, mais ni le mouvement social et le débordement, ni
l’augmentation de l’influence des révolutionnaires. Et le second septennat fut, de ce point
de vue, pire encore que le premier…
Printemps 1988 : nouveau débat sur le Parti
Après le « tournant de la rigueur » (1983), la Ligue va tenter de regrouper courants et
personnalités qui commencent à tirer totalement ou partiellement le bilan de la gauche au
pouvoir. C’est la politique dite de « l’alternative anticapitaliste » (déjà…). Cette orientation
sera systématisée lors de la campagne présidentielle de 1988 avec l’investissement de la
LCR derrière la candidature de Pierre Juquin. Cette campagne sera d’abord un succès
militant (avec la création de très nombreux comités) avant de se révéler un échec électoral.
En fait, c’est moins le programme de la campagne (négocié âprement avec la Ligue) ou les
convictions au demeurant respectables de P. Juquin qui sont en cause que son profil « ex
PC ». Exclu du PCF, il ne pouvait – contrairement à ce que nous espérions – avoir l’écoute
du « peuple communiste ». Et parce qu’issu du PCF, il ne pouvait « parler » à la nouvelle
génération. Ce qui aurait dû nous alerter : on ne fait pas du neuf essentiellement avec du
vieux…
Mais c’est pendant la phase de développement des comités que la Ligue connaîtra un débat
passionné « sur le parti ». Pour la première fois, une « sensibilité » politique de la Ligue,
prenant en compte l’ampleur de la crise du mouvement ouvrier et les limites de la gauche
révolutionnaire, ouvrait une perspective différente, celle d’une organisation politique dotée
(bien évidemment) d’un projet politique radical, mais « aux délimitations stratégiques
inachevées », c’est-à-dire qui ne ferait plus du clivage entre réforme et révolution le point
de départ a priori de sa constitution. Plus précisément : « La frontière de ce Parti doit
passer entre ceux qui proclament leur attachement au système et ceux qui souhaitent son
bouleversement radical et la construction d’une autre société, sans classes. Ceci peut
conduire un tel Parti à se proclamer révolutionnaire sans que pourtant il le soit au sens
précis que nous donnons à ce terme. Mais tant pis. La frontière ne doit pas passer par la
question des moyens pour y parvenir. Faire passer par là la frontière revient à retourner
aux organisations comme les nôtres » [4].
Cette conception sera minoritaire, d’autant que le débat stratégique sur la conception du
parti à construire se télescopait malencontreusement avec des questions nettement plus
tactiques, telles que l’appréciation de la trajectoire politique des « rénovateurs » [5] ou de la
dynamique possible des « comités Juquin ». Majoritairement – quoique extrêmement
divisée entre plusieurs tendances sur la mise en œuvre – la Ligue réaffirme à la fois sa
volonté unitaire et son attachement à la construction d’un parti délimité sur la base d’un
programme révolutionnaire « complet ». Mais, le débat rebondit quelques années plus
tard…
Novembre 1992 : à la gauche du possible
Au début des années 1990, après la réélection de F. Mitterrand, la Ligue est confrontée à de
nombreux défis. D’abord le constat (amer) que si l’adaptation calamiteuse du PS (et de ses
alliés) à l’ordre social existant – lui-même de plus en plus injuste et brutal – provoquait
bien son divorce croissant avec le « peuple de gauche », cela ne se traduisait nullement par
une adhésion ou même un intérêt plus important porté aux idées de la gauche
révolutionnaire. Et la prise de conscience par les salariés de l’incapacité – en fait, le
manque de volonté politique – des directions syndicales à les défendre contre l’offensive
patronale ne débouchait pas encore sur l’émergence de courants lutte de classe contestant
l’hégémonie des directions mais, plutôt, sur la désaffection vis-à-vis de l’engagement
syndical et le recul des effectifs. Second bouleversement : la chute du Mur de Berlin,
l’implosion de l’URSS et l’écroulement du système stalinien. Mais, là encore, cette défaite
du stalinisme - depuis longtemps espérée par les marxistes révolutionnaires - ne débouchait
pas, ni à l’Est ni à l’Ouest, sur la recherche d’une alternative socialiste et démocratique au
capitalisme et au système bureaucratique, mais sur un climat d’extrême confusion, propice
aux fariboles sur la « fin de l’Histoire » et le caractère « indépassable » du capitalisme.
Dans ces conditions particulièrement difficiles, la Ligue a alors fait le choix d’affronter la
réalité et d’inventorier ce qui dans nos acquis programmatique conservait sa validité et ce
qu’il fallait remettre en chantier [6]. Le résultat de cette réflexion fut l’adoption, en 1992,
par le congrès national de la LCR, du Manifeste « A la gauche du possible » qui réaffirmait
la permanence de la lutte des classes, la nécessité d’un changement radical et
révolutionnaire de la société et la perspective du socialisme autogestionnaire. Mais sans se
masquer ni la dégradation des rapports de force politiques et sociaux ni la crise du « projet
socialiste », provoquées par la révélation à grande échelle des tares du contre modèle
qu’avaient constitué les sociétés bureaucratiques. S’y ajoutait évidemment le cours de plus
en plus ouvertement pro-capitaliste de la social-démocratie.
Surtout, le Manifeste s’étendait
longuement sur le changement de période et en tirait la conclusion : nouvelle période,
nouveau programme, nouveau parti. Avec des implications pratiques quant à la
construction du parti : « Nous restons pour notre part plus que jamais convaincus que le
système capitaliste ne peut être transformé graduellement, que la lutte conséquente pour
des réformes radicales conduit à un point de rupture, et qu’il n’y aura pas de socialisme
sans révolution. Mais nous serions prêts à faire l’expérience loyale d’un parti commun et
démocratique avec tous ceux et celles qui, ne partageant pas ces conclusions, seraient
déterminés à lutter pour une défense intransigeante des exploités et des opprimés, pour leur
organisation unitaire et indépendante, pour la perspective du socialisme autogestionnaire
(…) Une telle convergence ne suppose pas un accord complet, ni sur l’interprétation du
passé, ni sur la vision du monde ». [7]
De la recomposition au nouveau parti
L’adoption de ce Manifeste marquait bien une rupture quant à la conception du parti à
construire : du parti d’avant-garde sur l’intégralité d’un programme révolutionnaire à une
nouvelle représentation politique pour les exploités et les opprimés. Mais la Ligue restait
néanmoins prisonnière de conceptions anciennes héritées d’une longue période de
marginalité politique : la création d’une « nouvelle force politique » est envisagée
essentiellement sous l’angle de la convergence entre la LCR et d’autres courants politiques
en rupture (plus ou moins claire) avec les partis traditionnels de gauche. Dans cette
approche, force nouvelle et « recomposition » politique vont de pair. Au-delà de quelques
délimitations sans lesquelles le projet n’aurait pas de sens, le profil – comme d’ailleurs le
mode d’organisation (parti ? front ? coalition ? fédération ? etc…) – de ce regroupement est
envisagé, au moins implicitement, comme dépendant de fait des forces éventuellement
parties prenantes et des rapports de forces politiques qui se noueront. Cela est même parfois
systématisé : plus le spectre du rassemblement serait large, plus les partenaires seraient
numériquement importants et plus on pourrait accepter d’être « souple » sur le programme,
la LCR restant organisée en courant politique (révolutionnaire) au sein de ce
rassemblement… Naturellement, des pronostics différents sur la viabilité de ce projet de
même que des appréciations différentes sur la caractérisation des « partenaires » éventuels
et sur les risques encourus existaient.
Mais, d’une certaine manière, malgré le changement
de perspective, l’un des présupposés de l’entrisme demeurait : on ne pourrait trouver
l’écoute de larges secteurs du salariat qu’en influençant d’abord cette couche de militants
qui, eux, organisent vraiment ces secteurs. Ainsi, une fois digéré l’échec (au moins
électoral) de la campagne Juquin, la LCR s’impliqua dans une coalition assez improbable,
la Convergence pour une Alternative Progressiste (CAP), où elle côtoyait notamment l’ancien ministre communiste Charles Fiterman. Certains éléments semblaient néanmoins
valider, au moins partiellement, la démarche : la première guerre du Golfe (1991) puis le
referendum de Maastricht (1992) furent l’occasion de convergences politiques et de
campagnes communes [8] avec divers courants comme les Alternatifs, les « refondateurs »
du PCF [9], la « gauche des Verts » de l’époque [10] et même - il y a prescription ! - les
amis de Jean-Pierre Chevènement !
La question s’est alors sérieusement posée : est-il
possible sur la base de ces convergences sur des questions importantes de transformer
l’essai sur la scène politique centrale ?
Le début des années 1990 est aussi une période paradoxale pour la Ligue, même si le
paradoxe ne deviendra évident que quelques années plus tard. D’un côté, l’organisation
accroît considérablement son influence [11] dans le « mouvement social », qu’il s’agisse
des associations de lutte qui connaissent alors un important développement ou
du syndicalisme bouleversé par l’apparition de courants de contestation interne (notamment
à la CFDT) et la création de nouvelles organisations syndicales (SUD, FSU). De l’autre
côté, si la Ligue continue évidemment à « faire de la politique », y compris sur le terrain
électoral, elle est de moins en moins audible et visible. Est-ce la conséquence des
coordonnées générales de la situation politique (notamment l’aggravation de la crise du
mouvement ouvrier) qui laissent peu d’espace à l’affirmation d’un courant radical ou
l’orientation de la LCR en porte-t-elle une part de responsabilité ? La question reste
ouverte…
Toujours est-il que, par exemple, même lorsque la LCR est présente sur le terrain
électoral, elle est peu identifiable, soit qu’elle se situe dans le cadre de coalitions unitaires,
soit que, même seule, elle semble éviter de se présenter sous son propre sigle, changeant
quasiment à chaque fois de nom. « Vraiment à gauche », « à gauche vraiment », « 100% à
gauche », etc. : à peu près tous les intitulés imaginables vont y passer !
L’année 1995 sera un peu l’heure de vérité, même s’il faudra ensuite quelques années pour
qu’une autre approche se dégage. En avril, lors de l’élection présidentielle, la LCR sera
totalement absente : ni candidature, ni campagne. Candidate pour Lutte Ouvrière, Arlette
Laguiller dépasse les 5%, démontrant ainsi que s’est dégagé un espace politique, y compris
sur le terrain défavorable que constituent les élections, pour l’affirmation d’une opposition
radicale au système et aux politiques libérales, menées par la gauche ou la droite. Certes, la
Ligue n’est pas au mieux de sa forme : symptôme inquiétant parmi d’autres, les effectifs
sont passés sous la barre des 1.000. Mais, dès la fin de l’année, la vitalité de la Ligue
apparaîtra lors des grandes grèves et manifestations de novembre et décembre 1995.
A
l’évidence, le contraste grandissant entre, d’un côté, l’influence significative des militants
et des militantes de la Ligue comme responsables syndicaux et associatifs, capables
d’animer des grèves et des cortèges lors des manifestations comme de donner des
perspectives au mouvement – ce qui n’est évidemment pas sans rapport avec le programme
et l’orientation de la Ligue – et, de l’autre, le très faible niveau de reconnaissance politique
de la Ligue comme parti – alors même que Lutte Ouvrière vient de connaître un indéniable
succès politique – suggère qu’il n’y a pas de fatalité et que la « situation de crise du
mouvement ouvrier » n’est pas seule en cause.
De ce constat découlera une certaine
réorientation politique qui conduira progressivement la Ligue – sans évidemment relâcher
son investissement dans le mouvement social – à se (re)penser aussi comme un parti porteur
d’une alternative globale à la gauche faillite et à agir en conséquence. D’où, sur le terrain
électoral par exemple, une présence un peu moins timide lors des régionales de 1998, la
campagne commune avec Lutte Ouvrière lors des Européennes de 1999 et, en 2001, des
Municipales « 100% à gauche » déclinées localement mais conçues comme une campagne nationale. Et puis, évidemment, la première campagne présidentielle d’Olivier Besancenot
en 2002. Cette période sera marquée par des succès « dépassant nos espérances » :
Présidentielle de 2002, campagne unitaire pour le « Non » à la constitution européenne en
2005, Présidentielle 2007, Municipales 2008, sans compter une capacité croissante à
apparaître comme une référence pour les mouvements de résistance sociale. Et des
moments plus difficiles, comme les Régionales et les Européennes de 2004 (avec LO) dont
les résultats (par ailleurs non négligeables) seront inférieurs à nos attentes. Mais,
globalement, sont confirmées à la fois l’existence d’un espace politique pour la gauche
radicale (au fur et à mesure de la dérive social-libérale du PS et de la satellisation de ses
alliés) et notre propre aptitude à occuper (partiellement) cet espace, pourvu que nous nous
en donnions les moyens.
Cette analyse aurait pu conduire à un renouveau du « triomphalisme » – l’influence de la
LCR et celle de son porte-parole se développent… – mâtiné de conservatisme : puisque ça
va mieux (et même bien), on continue comme avant… Mais, paradoxalement peut-être,
c’est le succès même de la dernière campagne présidentielle – succès acquis dans des
circonstances particulièrement difficiles – qui a permis de soulever une question qui, pour
la plupart des organisations, reste en général taboue : la Ligue (telle qu’elle est, ou même
rénovée) est-elle encore l’outil adéquat, ne serait-ce que pour répondre aux attentes qu’elle
a elle-même suscitées ?
De ce point de vue, la réponse que nous sommes en train de donner
a à voir avec tous nos débats passés sur la « construction du parti » et l’objectif maintenu de
notre propre dépassement. Mais elle marque aussi une nouvelle rupture. Pas en ce qu’il
s’agirait de renoncer à toute perspective de jonction avec d’autres courants ou sensibilités
politiques ou à tout effort pour gagner, par exemple, des équipes et des responsables du
mouvement social à notre projet de nouveau parti. Mais parce que – au vu du bilan des
tentatives passées et, surtout, de l’émergence d’une nouvelle génération militante extérieure
à ces traditions – nous n’en faisons plus ni une condition ni un préalable à faire, ici et
maintenant. Avec la conviction que c’est en faisant que nous pourrons éventuellement
gagner à ce projet des courants, des responsables, des équipes venant des traditions
anciennes. Paradoxalement, ironiser sur les « anonymes du quotidien », les « primo-arrivants » en politique, c’est sous-estimer la crise d’un mouvement ouvrier (ancien) qui
non seulement n’incarne plus le projet de transformation radicale de la société mais n’est
même plus identifié à la résistance au jour le jour et – tous les chiffres l’attestent – organise
de moins en moins les couches populaires !
Le pari est de donner une expression politique à
cette résistance en s’adressant directement à ceux et celles qui y sont d’ores et déjà engagés
(ou qui peuvent le faire dans les années qui viennent), sans passer principalement par
l’intermédiaire de ceux qui en furent autrefois les vecteurs. Une chose doit être bien claire :
nous ne cherchons pas à créer un nouveau « milieu militant », plus large, pour y intervenir,
mais à construire vraiment - et loyalement - un nouveau parti. Et nous ne nous posons pas a
priori le problème d’y constituer un courant particulier qui, en quelque sorte, prolongerait
la Ligue.
En ce sens, il s’agit bien d’une seconde rupture avec la « tradition entriste », elle-même
fruit de la marginalité. Pas sur le terrain organisationnel – cela a été fait, il y a 40 ans ! –,
mais sur le plan de la logique politique.