Arrestation de deux généraux à la retraite et de personnalités ultrakémalistes-nationalistes pour une tentative de coup d’Etat en 2004, ouverture du procès d’interdicition du parti islamiste au pouvoir AKP pour « remise en cause de la laïcité » devant la Cour suprême, l’actualité de ces dernières semaines en Turquie est marquée par une succession d’épisodes spectaculaires.
Cette situation est généralement présentée par les médias nationaux et étrangers comme la scène finale et dramatique d’un affrontement entre, d’une part, les tenants de la charia et, d’autre part, des militaires putschistes jouant leur va-tout afin de protéger leur influence et le caractère laïc des institutions turques [1].
Cependant, un certain nombre d’éléments remet en cause le caractère décisif de ces événements. Avant tout, les ultrakémalistes arrêtés n’avaient en aucun cas le soutien de larges secteurs de l’appareil militaire et n’apparaissent absolument pas en mesure de tenter un coup d’Etat. Leurs condamnation ne remettrait nullement en cause l’importance de l’armée en Turquie. La tension entre militaires et gouvernement est d’ailleurs toute relative puisque le chef des armées de terre (futur chef d’Etat-major) et le premier ministre Erdogan se sont longuement entretenus cette semaine. Surtout le gouvernement et l’armée partagent une orientation globale commune sur les questions sociaux et économiques. La hiérarchie militaire est en accord avec les politiques néolibérales du gouvernement, ne remet pas en cause la proximité avec les Etats-Unis et ses fondations bénéficient même de fonds de l’Union Européenne en tant qu’organisation de la société civile ! De même la hiérarchie militaire n’a rien trouvé à redire lorsque le gouvernement AKP a mené la répression contre les travailleurs grévistes et les manifestants du 1er mai à Istanbul en empêchant même les syndicalistes de la confédération DISK de quitter leurs locaux. Enfin, la question kurde ne suscite pas de désaccord de fond entre généraux et gouvernement.
En d’autres termes ce qui se joue en ce moment en Turquie est une crise politique artificielle ne recoupant en aucun cas, même ne serait-ce que partiellement, les questions sociales. Au contraire, cette situation ne fait qu’occulter la crise sociale entraînée par l’exploitation capitaliste ( destruction de ce qui reste des services publics, faiblesses des revenus, conditions de travail catastrophiques des ouvriers qui se sont manifestés par des dizaines de morts dans les chantier navals de Tuzla ) et l’ethnicisation de la politique (opposition kurde/turc, hostilité grandissante envers les minorités religieuses).
L’absence d’une alternative crédible mettant ces questions au centre de ses revendications a facilité cet état de fait. Alors qu’en 1997 l’ÖDP (Parti de la Liberté et de la Solidarité dont la section Turquie de la IVe Internationale est membre) avait réussi à susciter un grand meeting à la fois contre le gouvernement comprenant des islamistes et la possibilité de coup d’Etat, il n’existe rien d’équivalent aujourd’hui. Si la gauche réformiste est désormais quasiment inexistante (la principale formation kémaliste ayant adopté une orientation clairement libérale et nationaliste), la gauche radicale est quant à elle extrêmement divisée, ne parvenant pas à faire converger ses forces militantes, pourtant non négligeables, et subissant parfois les dérives du mouvement kurde. En effet, celui-ci traverse une grave crise et ne semble en aucun cas susceptible de peser sur la politique du pays malgré son entrée au Parlement aux élections de 2007.
Tout cela est bien entendu en deçà de ce qu’exige la situation sociale du pays qui ne doit rien à cette crise entre groupes de dominants et se maintiendra après la fin de celle-ci. Aujourd’hui, plus que jamais, la Turquie a besoin d’une force politique capable de sortir du choix calamiteux entre le libéralisme économique de l’AKP et celui de l’armée pour faire entendre la seule voie qui vaille, celle de la lutte contre l’exploitation capitaliste et les multiples oppressions (ethniques, sexuelles, religieuses etc...).