« Une année de travail fichue ! » Luc Eymard est découragé. Sur des dizaines de mètres, ses plants de basilic, alignés sur une terre sèche comme du cuir tanné, ont grillé sur pied. Brûlés par le soleil et la soif. Les jeunes pousses ont rôti avant d’arriver à maturité. Celles qui attendaient d’être cueillies se sont flétries prématurément. « Le basilic, on le pousse à la chaleur et à l’eau. Il faut l’arroser tous les jours, tous les deux jours au maximum. L’irrigation a été interdite et voilà le résultat ! » se désole le maraîcher.
A 2 kilomètres à vol d’oiseau de son champ se découpent les tours évasées, coiffées d’un panache de vapeur d’eau, de la centrale nucléaire du Tricastin. Derrière un rideau de cyprès, on devine le parallélépipède gris de la Socatri, l’usine de traitement des effluents radioactifs par qui le mal est arrivé, dans la nuit du 7 au 8 juillet : le déversement accidentel, dans les eaux des rivières la Gaffière et le Lauzon, puis dans la nappe phréatique, de 74 kg d’uranium.
C’est dans cette nappe que Luc Eymard, comme les autres cultivateurs du quartier de la Plaine, à l’ouest de Bollène, puise l’eau nécessaire à son exploitation de plantes aromatiques (thym, aneth, coriandre) et de légumes. L’interdiction d’arrosage a été levée – à l’exception d’une bande de 100 mètres de part et d’autre des cours d’eau – mais il a perdu « entre 80 et 100 tonnes » de basilic et il ne pourra pas « sortir » les 120 tonnes qu’il doit livrer, par contrat, à une entreprise de conditionnement.
« Pour les pommes de terre, il a fallu commencer la récolte sans le dernier arrosage qui permet de gagner en calibre, dit-il. Pareil pour les oignons, qui ne répondront pas au cahier des charges. » A un jet d’eau de la parcelle déshydratée, Sylvie Eymard, son épouse, vit au rythme des prélèvements quotidiens effectués par la Socatri dans le puits qui alimente leur maison. « Dans les jours qui ont suivi l’accident, on était à 15 microgrammes d’uranium par litre, relate-t-elle. Au début de cette semaine, on était descendu autour de 12. Je me suis dit que c’était bon, puisque la limite de potabilité est de 15. Mais mercredi, on est remonté à 16,5 ! »
La municipalité de Bollène a mis à la disposition du foyer, comme à celle d’une dizaine d’autres familles, une citerne de 1 000 litres d’eau à usage domestique et, tous les deux jours, le ravitaille en bouteilles d’eau potable. Mais Sylvie Eymard n’est pas tranquille. « Voilà vingt ans que nous buvons l’eau de la nappe. Nous avons fait des analyses chimiques, mais jamais nous n’avons pensé à un risque radiologique, explique-t-elle. Ce qui me préoccupe, ce sont nos deux enfants en bas âge », ajoute-t-elle.
« LA POPULATION NE CROIT PLUS AUX CHIFFRES OFFICIELS »
La mairie de Bollène s’efforce de relativiser la crise. Seuls les quartiers situés à l’ouest du canal Donzère-Mondragon – soit 800 des 14 000 habitants de la commune – sont concernés par « l’incident de pollution », précise un avis affiché à l’hôtel de ville. André-Yves Becq, adjoint aux finances et à la communication, reconnaît pourtant ne pas savoir exactement combien de foyers utilisent des captages d’eau privés, certains n’étant pas déclarés. Surtout, il met en cause le déficit d’information des autorités.
La municipalité envisage d’engager des poursuites judiciaires pour obtenir « réparation de l’énorme préjudice subi », et de faire appel à un laboratoire d’analyses indépendant. « La population est inquiète et ne croit plus aux chiffres officiels », assure l’adjoint au maire. D’autant, rapporte un autre élu, que « l’attitude de la Socatri, qui a fait des prélèvements de nuit et a tenté d’expliquer une teneur en uranium de 64 microgrammes d’uranium par litre d’eau, chez un particulier, par une souillure des instruments de mesure, nous a paru suspecte ».
A Bollène comme à Lapalud, Lamotte-du-Rhône et Mondragon – les quatre communes touchées par les restrictions d’usage de l’eau –, les ventes d’eau minérale ont grimpé en flèche. « Au lendemain de l’accident, c’était la ruée, raconte la gérante d’un supermarché. Nous avons écoulé en trois heures huit palettes de 500 bouteilles, alors qu’une palette nous fait habituellement deux jours. Nous continuons à en passer trois par jour. » A la pharmacie, certains clients ont même réclamé des pastilles d’iode, prescrites en cas de pollution radioactive de l’air.
Aujourd’hui, la vie a repris son cours. Mais le soupçon persiste, alimenté par l’hypothèse d’une pollution ancienne de la nappe, due peut-être aux déchets d’une usine militaire d’enrichissement d’uranium. Vendredi 18 juillet se réunira, à Valence, la Commission d’information des grands équipements énergétiques du Tricastin (Cigeet). La séance s’annonce houleuse.
* LE MONDE | 17.07.08 | 09h04 • Mis à jour le 17.07.08 | 09h44.
CHRONOLOGIE
2 juillet. La Socatri, filiale d’Areva qui traite des effluents radioactifs sur le site du Tricastin (Vaucluse), constate un défaut d’étanchéité sur un bac de rétention entourant une cuve de solution uranifère. La brèche n’est pas colmatée.
7 juillet, après-midi. Deux agents interviennent sur une vanne bouchée par des cristaux d’uranium, qui continue à fuir.
19 heures. Une alarme se déclenche. Le débordement n’est pas détecté.
Minuit. Le débordement est constaté.
8 juillet, 4 heures. Une ronde montre qu’une partie de la solution fuit dans le réseau d’eau pluviales. La pollution sera évaluée à 74kg d’uranium.
6 h 15. Le plan d’urgence interne est activé.
7 h 30. L’Autorité de sûreté nucléaire et la préfecture de la Drôme sont alertées.
13 h 30. Les maires des communes voisines sont alertés.
De l’uranium militaire incriminé au Tricastin
Dix jours après l’accident survenu sur le site nucléaire du Tricastin (Drôme-Vaucluse) où, dans la nuit du 7 au 8 juillet, le débordement d’une cuve d’effluents radioactifs a entraîné la dispersion de 74kg d’uranium dans les rivières et la nappe phréatique (chiffre annoncé par l’exploitant de l’installation, la société Socatri, filiale d’Areva), des interrogations subsistent. En particulier sur l’origine de la contamination de certains captages de la nappe.
Dans les eaux de surface et la nappe phréatique, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) a certes fait état, vendredi 11 juillet, d’une « diminution régulière de la concentration en uranium », revenue à « une valeur proche de la normale, de l’ordre de quelques microgrammes par litre ». Les résultats de nouvelles mesures, portant également sur des poissons, des légumes, des végétaux aquatiques et des sédiments, devaient être communiqués mercredi 16 juillet.
Pourtant, des taux anormaux d’uranium, dix fois supérieurs au « bruit de fond » enregistré habituellement, ont été relevés dans plusieurs captages utilisés par des particuliers. Ces « marquages » intriguent d’autant plus qu’ils fluctuent selon les jours. Au robinet relié à un puits situé à deux kilomètres au sud de la station de la Socatri, la concentration était de 64 microgrammes par litre (µg/l) le 8 juillet, de 22 µg/l le 10 juillet, de 36,6 µg/l le 14 juillet. Ce robinet a, depuis, été condamné. Dans une ferme voisine, la teneur était de 15,2 µg/l le 9 juillet, de 12,5 µg/l le 14 juillet.
L’accident de la Socatri ne semble pas pouvoir expliquer ces concentrations qui approchent ou dépassent la limite de 15 µg/l fixée par l’Organisation mondiale de la santé, pour les eaux destinées à la consommation. Jean-Christophe Gariel, directeur adjoint de l’environnement à l’IRSN, avance deux hypothèses : « Une présence d’uranium d’origine naturelle, ou un incident plus ancien ». L’hydrogéologie « très complexe » de la zone du Tricastin pouvant expliquer les disparités observées.
Corinne Castagnier, directrice de la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad), exclut l’origine naturelle. « Pour un autre radionucléide naturel, le polonium 210, issu de la chaîne de désintégration de l’uranium, on trouve des valeurs similaires en amont et en aval du site, alors que pour l’uranium, elles sont six à sept fois supérieures en aval. Il y a donc bien une pollution à l’uranium », fait-elle valoir.
STOCKAGE À CIEL OUVERT
La Criirad suspecte un entreposage de déchets, issus d’une ancienne usine militaire d’enrichissement de l’uranium ayant fonctionné sur le site du Tricastin, de 1964 à 1996. Dans un tumulus de terre haut de 5 à 6 mètres ont notamment été accumulées 760 tonnes de « barrières de diffusion », parois poreuses permettant de séparer l’uranium fissile, nécessaire aux armes nucléaires, de l’uranium naturel qui n’en contient que 0,7 %.
Une étude du Haut Commissariat à l’énergie atomique, réalisée en 1998, estimait entre 2,6 et 3,5 tonnes la quantité d’uranium contenue dans ces résidus, dont la teneur en U235 variait de 0,6 à 3,5 %. Les eaux de pluie, ruisselant sur ce stockage à ciel ouvert, auraient lessivé une partie de l’uranium vers la nappe.
Areva a la charge de ce dépôt. Des contrôles réguliers sont effectués par l’Autorité de sûreté nucléaire pour les installations relevant de la Défense, la DSND. Le rapport du Haut Commissariat notait que « la contamination de la nappe liée à cette butte de stockage a été mise en évidence dès 1977 » et estimait que « 900 kg environ d’uranium auraient quitté la butte via les eaux souterraines ».
Au point que l’exploitant a procédé, jusqu’en 1998, à un pompage dans cette nappe pour l’assainir, en rejetant les eaux aspirées dans le canal Donzère-Mondragon qui rejoint le Rhône. La Cogema (devenue Areva) avait envisagé une couverture de la butte de stockage, jamais réalisée.
« Une quarantaine de familles de la zone du Tricastin possède des puits. Certaines en boivent l’eau, souligne Corinne Castagnier. Les niveaux d’uranium ne sont certes pas très élevés. Mais ce qui est inadmissible, c’est le cynisme des responsables et la violation du b.a.-ba de la gestion des déchets nucléaires. »
* LE MONDE | 16.07.08 | 08h56 • Mis à jour le 16.07.08 | 09h24.