Fidel Castro, toujours chef du parti unique, a cédé la tête de l’État à son frère Raúl afin d’assurer la continuité du pouvoir au moment où le vieux révolutionnaire nationaliste, comme la révolution elle-même, arrivent au bout de leurs forces. Il y a continuité du pouvoir et aussi des privilèges de la bureaucratie et de l’armée. Depuis 1959, Castro défie l’impérialisme américain qui, en retour, impose à Cuba un embargo inacceptable. Toute notre solidarité va à la révolution populaire qui a éradiqué l’analphabétisme, avec ses 60 000 médecins et 600 000 universitaires, une espérance de vie de 75 ans, la santé et l’éducation gratuites pour tous. Mais cette solidarité n’a pas besoin de reprendre à son compte la propagande officielle sur le prétendu « socialisme ». Bien au contraire, elle inscrit l’avenir de Cuba dans la capacité des travailleurs à conquérir leurs droits démocratiques.
Comment une révolution, suscitant tant d’espoir chez les déshérités, a-t-elle pu aboutir à un régime vieillissant, de plus en plus corrompu, où la démocratie est étouffée ? Le blocus américain ne saurait être la seule explication, voire la justification. Cette évolution est aussi le résultat de la politique du pouvoir qui, en étouffant la révolution dans le carcan du nationalisme, en a épuisé les forces et a préparé, de fait, le retour vers le marché capitaliste.
De la révolution…
La Révolution cubaine s’est faite sous le drapeau du nationalisme. Non parce que la classe ouvrière était inexistante. Très organisée dans les années 1930, elle était sous l’emprise de staliniens qui bradèrent la grève générale de 1935 pour ensuite participer à un gouvernement avec Batista et soutenir les États-Unis. La classe ouvrière est restée, pour l’essentiel, spectatrice d’une révolution organisée à partir de la guérilla de la Sierra Maestra, qui s’appuyait sur les paysans sans terre et était dirigée par des intellectuels et militants radicaux des villes, ayant rompu avec les capitulations du parti stalinien. Parvenu au pouvoir, Castro, avec l’aide des libéraux bourgeois ralliés, donnait toutes les garanties au capitalisme : droit à la propriété (à partir du moment où l’on était patriote), libertés institutionnelles. L’appareil d’État, ainsi que la partie de l’ancienne direction militaire ralliée à Castro, sont aussi restés en place.
Sous les pressions contradictoires des opprimés et de la politique bornée des États-Unis, le nouveau régime rompit avec ces secteurs les plus réactionnaires en allant plus loin dans la réforme agraire et les nationalisations, en contrecarrant l’embargo américain et les interventions militaires que celui-ci encourageait.
Pour rompre le cercle de fer dans lequel l’impérialisme voulait l’étouffer, Castro, qui ne se considérait pas comme le leader d’un mouvement d’émancipation internationaliste, choisit de s’allier, en 1961, avec l’URSS. Castro et le Che se sont alors revendiqués du « marxisme-léninisme », c’est-à-dire du communisme d’État, idéologie de la bureaucratie russe, créant le Parti communiste cubain (PCC).
Soumis aux pressions internationales, Castro mena le pays à coups de zigzags imposés à une population qui les a endurés avec rage et courage : cours stakhanoviste avec le Che et son « homme nouveau », assouplissement après son départ, retour de bâton en 1968 (avec même la collectivisation des étals des rues !), retournement avec l’arrivée de Gorbatchev en 1986 et le début de l’ouverture au dollar puis au marché capitaliste sous la houlette et au profit de l’armée.
Allié de l’URSS qui était opposée à toute révolution, Castro en approuva bien souvent la politique, en particulier lors de l’invasion de la Tchécoslovaquie et de la guerre en Afghanistan.
Le slogan du Che, « créer deux, trois Viêt-nam », affirmait certes une solidarité avec les exploités en lutte, mais il s’agissait d’un internationalisme romantique, vide de contenu de classe, qui ne sut, en particulier, faire le lien avec la révolte des Noirs américains.
Au retour au marché mondial
Après la fin de l’URSS, le régime a dû chercher d’autres alliés en s’ouvrant au marché. À ce jour, l’armée, dite révolutionnaire, est le second pilier du pouvoir, et le deuxième grand employeur, surtout dans… le tourisme. La société Cubanacán, dont 40 % des revenus sont issus du tourisme avec des hôtels de luxe d’État et qui réalise un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars avec 15 compagnies, 23 entreprises mixtes, dont certaines à l’étranger, a dû démettre son patron, en 2003, pour malversations financières…
C’est le régime de Castro lui-même qui a préparé cette ouverture au marché, en vidant la révolution de ses forces vives. S’il n’y a pas cédé entièrement jusqu’à présent, c’est parce qu’il est issu d’une révolution populaire et qu’il a pu se nourrir d’une énorme sympathie populaire. Mais il n’a jamais été autre chose que l’instrument de l’émancipation nationale de Cuba contre l’impérialisme, une voie sans issue aujourd’hui, encore plus qu’hier, à l’heure de la mondialisation financière.
L’expérience cubaine montre en négatif la pertinence de ce que le mouvement trotskyste a appelé la théorie de la révolution permanente : il est impossible de réaliser ne serait-ce que des tâches démocratiques élémentaires, comme la réforme agraire, l’éradication du marché noir et de la bureaucratie, l’instauration de libertés démocratiques dans les frontières d’un seul pays et sans la direction démocratique des masses organisées inscrivant leur lutte dans le combat international de tous les opprimés.
Ce qui s’est construit à Cuba pour la population l’a été par les luttes du peuple, par en bas. Les Cubains ont besoin de toutes les libertés d’organisation et d’expression, comme le droit de grève, de s’organiser sur le terrain syndical et politique. Ces droits démocratiques ne pourront venir de la transformation du régime lui-même, pas plus que de son renversement par l’impérialisme ou sous la pression du retour sans frein dans le marché capitaliste.
Contrairement à ce que prétendent les idéologues de la mondialisation financière, le marché n’est qu’une forme de dictature d’une minorité sur les masses. Il n’y aura pas de démocratie ni de liberté sans l’intervention directe de la population pour conquérir et exercer ses droits.
Après l’effondrement de l’URSS, l’abandon du pouvoir par Fidel Castro marque la fin de la période ouverte par la Révolution russe, dans laquelle sont intervenues les luttes de libération nationale dont la Révolution cubaine était l’expression la plus audacieuse. L’impasse du nationalisme, même là où il a pris la forme initiale la plus populaire et démocratique, souligne la nécessité de renouer avec une perspective socialiste, communiste, internationaliste de libération des peuples par eux-mêmes, vivante et moderne. Pour cela, notre propre regard a besoin de se libérer des mythes du passé…