En abolissant la monarchie le 28 mai, l’Assemblée constituante népalaise nouvellement élue tire un trait sur une histoire déjà longue et riche de sens. De tels changements de régime toujours donnent à penser. Pour le Népal, le tournant est majeur. La famille royale Shah, que les autorités viennent de destituer, avait conquis militairement un pays multiethnique au XVIIIe siècle. La dynastie avait tissé des liens profonds, religieux et affectifs, à travers le royaume. Le roi, de religion hindoue, faisait partie du panthéon : selon une conception ancienne, une large partie des Népalais voyait en lui une forme du dieu Vishnou. Il incarnait le pays, son unité, il en assurait la prospérité.
Le massacre du 1er juin 2001, au cours duquel, dans des conditions non encore totalement élucidées, le prince héritier assassina son père, sa mère, son frère et sa sœur, ainsi que cinq autres membres de la famille royale, a fait voler en éclats cette image consensuelle. La monarchie en sortit anéantie. Le prince héritier qui, selon la version officielle, avait retourné son arme contre lui après son coup de folie, fut proclamé roi quelques heures, avant d’expirer à son tour. Le drame tournait à la tragicomédie. Le pouvoir passa à la branche cadette, suspectée par la population d’avoir organisé le carnage. Le nouveau roi, autoritaire et conservateur, ne parvint jamais à s’imposer. La réputation de hooligan doré de son fils, successeur potentiel au trône, accablait la dynastie.
Dans le même temps, une dissidence radicale du parti communiste népalais avait pris les armes et mené, au nom du peuple, une lutte de libération qui s’étendit à toute la nation. Ces maoïstes perpétuaient la tradition des guérilleros naxalites, très actifs dans les années 1960-1970 au Bengale, et prenaient volontiers modèle sur le Sentier lumineux péruvien. Les mouvements révolutionnaires maoïstes de l’Inde, les considéraient jusqu’il y a peu comme leurs frères d’armes. Les succès de cette « guerre du peuple » au Népal s’expliquent par la pauvreté des zones rurales, où vit la majorité de la population, la corruption des élites politiques et les vieilles rancœurs des minorités ethniques envers leurs anciens conquérants. Le relief montagneux du pays y a beaucoup contribué. Le conflit dura dix ans (1996-2006). Il fit quelque 13 000 victimes et ruina un pays déjà chroniquement pauvre. Le 21 novembre 2006, les maoïstes mirent fin à l’insurrection et signèrent un accord de paix avec les partis politiques opposés au roi.
Le Népal devient donc aujourd’hui une république fédérale et fait du roi un simple citoyen. Soixante ans après l’Inde, son puissant voisin, il adopte définitivement les valeurs laïques et égalitaires, malgré le poids persistant des castes. Et c’est le parti maoïste, sorti vainqueur des élections du 10 avril 2008, qui se retrouve aux commandes pour construire « le nouveau Népal ». Impressionnés par la puissance de leur organisation, les électeurs les ont préférés aux partis politiques traditionnels de gauche, jugés inefficaces et corrompus. Ils ont voté pour la force et le pouvoir. Dans les zones qu’il contrôlait, le parti maoïste avait en réalité déjà commencé à reconstruire le pays à sa façon, redistribuant les terres, soutenant les pauvres, émancipant les femmes. Aux yeux des Népalais, ce parti et ses leaders représentaient la seule alternative sérieuse à la monarchie, identifiée au roi déchu et soutenue par une minorité sans réelle audience. Ils renouent avec un certain nationalisme.
En se convertissant à la démocratie, déjà bien établie grâce à la Constitution de 1990, les maoïstes ont fait un pas considérable. Certains points cependant ne laissent pas d’inquiéter. Zélateurs de Staline et de Mao Zedong, les révolutionnaires népalais se sont montrés jusqu’ici peu tolérants envers la presse. Leurs gardes rouges se sont fait connaître par leurs excès et leurs déprédations. La vision politique manichéenne des cadres du parti s’accorde mal aux exigences de la pluralité politique et les références à une Révolution française glorifiée semblent dépassées. Mais ces préoccupations ne sont pas centrales pour la population, qui cherche surtout à vivre, et même à survivre.
Les maoïstes auront à résoudre de nombreux problèmes, en particulier la structure fédérale sur des bases ethniques dont ils se sont fait les avocats, ainsi que les tensions séparatistes dans la bordure méridionale du pays. La rédaction d’une nouvelle Constitution, en collaboration avec les autres partis, sera leur premier examen de passage. Ils devront aussi se faire reconnaître des deux grands voisins du Népal : la Chine et l’Inde.
Pour l’heure, la chute de la royauté sonne comme un avertissement pour les partis nationalistes hindous de la République indienne. Ces forces, déjà vaincues par les partis de gauche aux dernières élections (2004), voient disparaître, sans doute avec nostalgie, le dernier royaume hindou existant encore sur la planète et une monarchie qui ne cachait pas ses affinités avec leurs thèses.