La Rumeur fait partie de ces trop rares groupes de rap pour lesquels les mots engagement, intégrité et subversion ont un sens. Pendant dix ans, le groupe a su incarner et propager la rumeur, à savoir une forme de contre-pouvoir, marché noir de l’information... Une trilogie de maxis anthologique, deux albums qui font office de « classiques », 200 concerts à travers la France, une rencontre importante avec Noir désir, des dizaines d’ateliers d’écriture, deux magazines : le parcours de la Rumeur est bien rempli. Le groupe s’est vu intenter un procès par Skyrock (débouté) et un autre par Sarkozy (remporté en première instance par le groupe, mais en appel d’ici peu). Après les événements dans les banlieues pauvres, rencontre avec Ékoué, l’un des membres du groupe.
Quel état des lieux fais-tu des violences policières dans les quartiers ? Penses-tu que les dernières « émeutes » sont le fait d’une souffrance vécue depuis trop longtemps dans le silence ?
Ékoué - 200 personnes sont mortes ces vingt dernières années des balles de la police, et aucun des assassins n’a été inquiété. Pour avoir dit ça, nous (La Rumeur) avons été traînés en justice par le ministre de l’Intérieur. On a gagné le procès, mais il va maintenant passé en appel.
Cela prouve bien que le débat sur la police et ses violences est omniprésent. Des émeutes suite aux bavures policières, y’en a eu beaucoup (Dammarie-lès-lys, Mantes-la-Jolie, Vaux-en-Velin). Il y a une part de surmédiatisation, qui a contribué au développement de ce phénomène de violence. Il y a une espèce de prise de conscience générale, à Clichy-sous-Bois comme dans toutes les banlieues, où l’oppression sociale traverse toutes les logiques de domination vécue par les cités.
Peut-on qualifier l’état d’urgence nouvellement instauré de colonial ?
Ékoué - Oui. La stigmatisation des banlieues par les médias est partie prenante du discours officiel qui consiste à montrer les pauvres comme étant le cancer de la société. C’est-à-dire faire porter le poids de la crise sur les modestes épaules de celui ou celle qui a le moins. On a bien vu que l’information était inféodée au pouvoir politique de façon extrêmement caricaturale. Le paysage audiovisuel français, c’était l’ORTF. L’information est un outil de propagande à la botte du ministère de l’Intérieur.
Aussi, le parallèle que l’on peut faire entre le couvre-feu instauré pendant la guerre d’Algérie et celui que l’on traverse aujourd’hui prouve bien que l’on est vraiment dans une logique de pression néocoloniale. Cette loi votée en grande pompe à l’Assemblée par tous les partis politiques institutionnels me conforte dans l’idée que, non seulement la France n’arrive pas à se défaire de son passé, mais qu’en plus elle réitère ses pratiques pour avoir un contrôle sur une certaine partie de la population.
Que peut-on répondre aux propos d’Hélène Carrère d’Encausse ou à ceux d’Alain Finkielkraut, pour ne citer qu’eux ?
Ékoué - Les réponses sont à l’image du traitement fait à la population des quartiers depuis que nos parents sont arrivés. Bien sûr, tout le monde appartient à un rang social. Il y a des riches, il y a des pauvres. Il y a une oppression politique et sociale qui précarise les plus démunis. Il ne faut pas oublier que l’immigration est le fruit d’un pillage incessant du Sud. Le problème, c’est que personne n’a osé soulever cette question. Pour ce qui est des déclarations fascistes d’un certain nombre de membres de la majorité actuelle, ce n’est pas plus choquant qu’une bavure policière, c’est du même ordre.
Tu as dit dans un de tes textes : « On a prévu d’acheter mon silence avec les ballons de foot de l’équipe de France. » Qu’est-ce que tu penses de cette notion d’intégration ?
Ékoué - L’intégration, c’est le terme marketing d’un projet beaucoup plus pernicieux, qui consiste à assimiler la population originaire du Sud aux valeurs de la République française, en omettant la spécificité culturelle et l’histoire qui résultent du néocolonialisme français, pour ses intérêts économiques directs et par le maintien des dictatures. Tant que l’on n’aura pas éclairci la question de la politique internationale de la France, les débats sur l’intégration seront toujours faux, mensongers et sans aucune consistance. On nous demande de nous intégrer à une société politique qui fomente des génocides dans nos pays d’origine, qui pille les matières premières et nous vole nos cerveaux. On ne demande jamais à Bouygues - implanté sur le continent africain pour des intérêts bien connus - de s’intégrer aux mœurs et aux spécificités culturelles africaines. Surtout que le problème de l’intégration est purement économique. Si, en Afrique, les Blancs ne font pas partie du prolétariat, c’est parce que leur pouvoir d’achat est incomparable à celui des populations locales. À notre sens, la vérité du débat sur l’intégration se trouve dans la rhétorique économique Nord/Sud. C’est justement ce qui nous motive toujours plus pour nous battre.
Quel lien fais-tu entre la prétendue politique d’intégration et la falsification d’une partie de l’histoire française, notamment à travers la loi du 23 février 2005 donnant un rôle positif à la colonisation ?
Ékoué - Cette loi du 23 février 2005 vise véritablement à rétablir le fait colonial en Afrique. Je renvoie la question : la France a connu l’occupation par l’Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale : qu’on nous demande de réhabiliter les bienfaits de l’occupation allemande, de dire qu’elle n’était pas si horrible que ça, on verra le tollé que ça réveillera. Les seuls à avoir défendu cette position sont les lepénistes et les négationnistes. Je considère que la colonisation est violente, que l’occupation est violente et, à partir du moment où l’on cherche à tromper les gens là-dessus, on est dans une volonté négationniste, fasciste.
Les événements dans les banlieues pauvres sont-ils une réponse politique à la souffrance de ces quartiers et doit-on soutenir les « émeutiers » ?
Ékoué - Il est clair que c’est une réponse politique. Pour la solidarité avec les « émeutiers », partant du principe que la violence que subit cette jeunesse et que l’avenir qu’on lui propose la pousse à penser que c’est perdu d’avance, on a libre cours pour cautionner ou non les moyens employés. C’est un avis propre à chacun. Mais aujourd’hui, c’est la dernière caste de la société - les plus pauvres - qui s’exprime, et qui veut montrer qu’elle existe. Il faut arrêter de cacher la poussière sous le tapis et de nous considérer en tant que tel, en tant que poussière. Faire du rap, en parlant de ces problèmes-là, c’est notre raison d’exister. On continuera sans faire de promo sur ces événements. On n’est pas dans une logique mercantile face à la misère que vivent nos frères.
Propos recueillis par Alban Renier et Marie Périn