La gouvernance est au gouvernement ce que la gérance est à la gestion. Si vous avez la gestion d’une affaire, vous contribuez aux choix stratégiques. Si vous êtes gérant, vous ne faites qu’appliquer l’orientation tracée par d’autres. La distinction entre la gouvernance et le gouvernement est du même type.
Pris dans son acception la plus large de conduite des affaires publiques, le concept de gouvernement est inséparable des idées de choix, de débat politique. Ce n’est donc pas par fantaisie langagière que la « gouvernance » tend à remplacer le « gouvernement » : ce glissement sémantique exprime le fait que la politique des Gouvernements est de plus en plus déterminée par des institutions internationales composées de membres non élus (Banque Mondiale, FMI, Organisation Mondiale du Commerce), ou de membres élus à un niveau de pouvoir inférieur et qui participent au niveau de pouvoir supérieur sans que l’électeur leur ait donné un mandat politique clair (Union Européenne).
Pour les gouvernements, la gouvernance a aussi un deuxième aspect, à savoir la volonté de consulter et d’associer partiellement les organisations de la société civile à l’application de la politique décidée en haut lieu. Cette consultation donne une impression trompeuse de démocratie, ce qui permet de fluidifier la mise en œuvre des orientations stratégiques tout en évitant la cristallisation d’oppositions globales. Elle vise du même coup à créer l’illusion que tous les protagonistes sont dans un même bateau qui ne peut aller que dans une seule direction. Il va de soi que le grand capital tire de ce système des avantages substantiels car les principes de base des centres de pouvoir sont taillés à la mesure de ses intérêts.
Parmi les dégâts collatéraux de la gouvernance, il faut épingler l’importance croissante de la communication, avec ce qu’elle implique de mise en scène, de tape-à-l’œil, de détournement de symboles et de manipulation pure et simple. Au plus le contenu politique se ratatine, au plus enfle l’importance d’une médiatisation qui prend parfois des proportions grotesques. Gramsci disait des gouvernements de la classe dominante qu’ils entretiennent avec la majorité de la population des rapports non pas politiques mais diplomatiques. On pourrait prolonger le propos et considérer que ces rapports, dans le cadre de la gouvernance, relèvent de l’illusionnisme.
C’est peu dire que le « Grenelle de l’environnement » de Sarkozy constitue un modèle du genre. Il suffit pour s’en convaincre de mettre en balance les très maigres résultats objectifs de l’exercice, d’une part, et le tohu-bohu médiatique entretenu pendant des semaines, à grands renforts d’invités vedettes (Al Gore et Cie) et de discours ronflants sur le « sauvetage de la planète ». En même temps, ici, on touche aux limites du système : de même qu’aucune grenouille ne sera jamais aussi grosse qu’un bœuf, aucun exercice de gouvernance ne sera jamais à la mesure de ses pompeuses ambitions.
Le « printemps de l’environnement » du ministre [belge] Magnette relève typiquement de la gouvernance. L’emphase est au rendez-vous : « Le plus grand processus participatif, politique et décisionnel belge, lié à l’environnement ». Décrire ainsi quelques réunions destinées au mieux à amender des mesures qui sont déjà dans le pipe-line, c’est vraiment n’importe quoi… Mais laissons la forme et voyons le fond. Il est révélateur que M. Magnette déclare « avoir beaucoup observé l’expérience française avant de faire notre propre processus. Donc, pas une liste interminable de 400 ou 500 engagements, mais des vrais paquets de mesures, quitte à en avoir moins ». Le politologue entré en politique joue la modestie et le réalisme des objectifs. En même temps, il assume sans sourciller que sa démarche, hormis le « bling-bling », est identique en substance à celle du président français.
Pas plus que le Grenelle, le « printemps de l’environnement » ne permettra de mener l’indispensable débat de fond sur la politique environnementale. Il l’empêchera même. L’exemple de l’atelier énergie-climat est révélateur. Pour le Ministre, « il reste de nombreux défis à relever pour satisfaire les nouveaux objectifs repris dans le paquet Energie-Climat européen. » Ce « paquet » constitue donc le cadre de travail du « printemps » en cette matière. Il n’a été rendu public qu’en janvier et ne constitue encore qu’une proposition de la Commission. Pourtant à peine entrés dans l’atelier énergie-climat, les participants seront redirigés vers des sous-groupes de travail éclatés sur des problématiques ultra-concrètes : parcs éoliens en Mer du Nord, certificats verts, primes, système de tiers investisseur,… La volonté d’éviter les sujets qui fâchent est à ce point évidente que la présentation de la stratégie climatico-énergétique de l’Union Européenne, sur le site web du « printemps », escamote carrément l’objectif européen en matière d’agrocarburant. Il est vrai que la politique de l’UE paraîtrait plus sympathique si elle prônait seulement les « 3 x 20 » (20% de réduction des émissions, 20% de hausse de l’efficience énergétique, 20% d’énergie renouvelable en 2020). Mais ce n’est pas le cas. Il est choquant qu’un site officiel censé informer les citoyens ne mentionne pas que le « paquet » inclut aussi 10% d’agrocarburants.
Les syndicats et les associations, dans notre pays [la Belgique], ont l’habitude de répondre positivement à toutes les propositions de concertation. C’est particulièrement le cas pour les grandes organisations environnementales, qui misent sur le lobbying et apprécient les discussions sur les mesures concrètes. Or, dans le cas du « printemps », ce choix revient tout simplement à cautionner la politique environnementale en place, au moment précis où elle commence à essuyer le feu de la critique. Jean Ziegler a eu le courage d’affirmer que la ruée sur les agrocarburants constitue un « crime contre l’humanité ». N’est-il pas inacceptable qu’une réunion sur la stratégie face au changement climatique ne laisse pas aux participants la possibilité de prendre position sur cet aspect décisif du « paquet européen » ? Le crime dénoncé par Ziegler est en marche parce que le marché et les institutions qui le servent jugent plus important de remplir les réservoirs des camions qui acheminent les marchandises vers la demande solvable que de remplir les estomacs de ceux dont le portefeuille est vide. Ne serait-il pas indécent que des environnementalistes participent à une réunion qui se baptise « printemps » alors que la politique qui sert de cadre à leurs travaux contribue à plonger des centaines de millions de pauvres dans une pauvreté plus grande encore, au point de menacer leur droit à l’existence ?
Poser ces questions, c’est y répondre. Il n’y a d’ailleurs pas que les agrocarburants. On pourrait faire une dénonciation analogue de l’importation croissante de « droits de polluer » générés par le soi-disant « Mécanisme de Développement Propre ». La politique environnementale de l’UE est une politique néolibérale. Inefficace au niveau du climat, elle est par contre très efficace pour rendre les riches plus riches et les pauvres plus pauvres, à l’échelle planétaire et dans chaque pays séparément. Il est trop facile de prétexter l’urgence pour enterrer ce débat stratégique sous des masses de mesures concrètes.
Encadré
« Tous faire des efforts »… sauf les investisseurs
Pour Paul Magnette, le printemps est une tentative d’inverser l’état d’esprit, pour que chacun change ses comportements. On connaît le discours. Un auditeur de Matin Première : « Interrogé à la Chambre sur la nécessité d’interdire certains projets tels que le centre de glisse en Hainaut, vous avez répondu que, si ce type de projet est choquant, il faut laisser sa place au plaisir et respecter l’économie. Il n’est donc pas question d’interdire quoique ce soit. Donc, si on vous suit, nous devons tous faire des efforts, sauf les promoteurs ? ». Tout est dit.