Le 11 septembre 1973, s’abattait sur le peuple chilien un coup d’État qui allai mettre fin au gouvernement de gauche de l’Unité populaire, dirigé par Salvador Allende (1970-1973). Avec le talon de fer de la dictature (appuyée avec ferveur par Washington), c’est avant tout la dynamique révolutionnaire qui est visée. La violence de la junte militaire est à la hauteur de la peur des classes possédantes. Entre 1973 et 1990, des milliers de militants vont ainsi disparaître dans les centres de détention, des dizaines de milliers vont subir la barbarie de la torture, des centaines de milliers de personnes doivent partir en exil. Depuis la « transition démocratique » et le retrait arrangé du général Pinochet (1990), la Constitution illégitime de 1980 ou la loi d’amnistie de 1978 n’ont pas été abolies par les différents gouvernements « démocratiques » de la Concertation, coalition de sociaux-libéraux et démocrates-chrétiens. Les promesses d’Assemblée constituante et de rupture radicale avec l’héritage de la dictature ont été bien vite oubliées, et le modèle néolibéral des « Chicago boys » est désormais revendiqué par la présidente, Michelle Bachelet, comme par ses prédécesseurs.
En termes de vérité et de justice, les avancées sont surtout le fruit de la mobilisation et de la pression des associations de droits humains et des familles de disparus. Si différentes commissions officielles ont levé, en partie, le voile sur les logiques de la répression [1], leur travail est également marqué du sceau du discours sur la « réconciliation nationale », alors qu’une large impunité règne toujours dans le pays. Certes, plusieurs jugements ont été prononcés, par exemple à l’encontre de Manuel Contreras, chargé de la tristement célèbre Direction nationale d’intelligence (Dina). Cependant, « l’affaire Pinochet », consécutive à l’arrestation à Londres, en 1998, de l’ex-dictateur, a révélé au monde un gouvernement chilien soucieux d’intervenir contre l’extradition du tyran.
Militants emblématique
Alors que Pinochet est décédé en 2006 sans même avoir été jugé, plusieurs associations espèrent beaucoup du procès, qui devrait commencer prochainement au Palais de justice de Paris. La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un étranger, hors du territoire national, si la victime est française au moment de l’infraction. Ce critère a permis aux avocats des familles de quatre militants franco-chiliens détenus-disparus de porter plainte contre dix-neuf responsables de la junte. Ces crimes sont emblématiques de la brutalité contre-révolutionnaire de la dictature. Deux d’entre eux ont été réalisés durant les premiers jours de la répression. Georges Klein, l’un des conseillers personnels d’Allende, a été arrêté en même temps qu’une quarantaine de personnes, le jour du coup d’État, à la Moneda, le palais présidentiel bombardé. Détenu par les troupes du général Javier Palacios et atrocement torturé au régiment Tacna, il disparaît quelques jours après. Étienne Pesle, ex-prêtre et militant socialiste, était l’un des fonctionnaires chargés de la réforme agraire, dans le sud du pays. Son arrestation est représentative de la vengeance de classe de cette période. Chargé de redistribuer des terres aux paysans indigènes mapuches, il s’était attiré la haine des grands propriétaires fonciers. C’est sous le commandement de l’un deux qu’il est détenu par des membres des forces aériennes.
Quant à Alphonse Chanfreau et Jean-Yves Claudet, ils sont pris au piège au cours de la deuxième vague de la répression : une action plus sélective et structurée grâce à la Dina, dont les cibles sont les militants politiques, et tout spécialement ceux du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Le MIR, alors dirigé – jusqu’à son assassinat – par Miguel Enriquez, a immédiatement choisi la résistance clandestine et le refus de l’exil. Alphonse Chanfreau était l’un des responsables de cette résistance héroïque à Santiago, la capitale. Sa compagne, détenue comme lui, est l’un des principaux témoins directs de ce qu’il a subi à « Londres 38 », aux mains de tortionnaires tels que el Guatón Romo ou Miguel Krasnoff. Il aurait été ensuite conduit à Colonia Dignidad, lieu de séquestration créé par l’ex-caporal nazi Paul Schaefer, pour finalement disparaître en août 1974. Jean-Yves Claudet, lui aussi du MIR, a été interpellé en novembre 1975 par la police secrète argentine, dans le cadre de l’opération Condor, coordination des dictatures du Cône sud, destinée à planifier la chasse aux opposants. Celui que l’on nommait « Daniel » était l’un des courriers du MIR, et il participait à la réorganisation du mouvement depuis l’étranger. Ainsi, à travers ces quatre figures militantes, l’ensemble des mécanismes du terrorisme d’État apparaît.
Opportunité historique
Étant donné la variété des situations abordées, ce procès devrait permettre de reconstituer les faits majeurs de la spirale répressive dictatoriale et de mettre ainsi en accusation une quinzaine de responsables, militaires et civils, de la dictature. Si certains d’entre eux sont déjà derrière les barreaux, et même s’ils refusent de se présenter à la barre, il s’agit de rendre un jugement hautement symbolique [2]. Ce procès, initialement prévu au mois de mai, vient d’être reporté du fait des difficultés de réunir tous les témoins et experts venus de l’étranger. Il semble pourtant désormais acquis que le jugement aura enfin lieu, après presque dix années de procédure ! La difficulté des enquêtes menées, les lenteurs de la justice française, le peu d’empressement des tribunaux chiliens à collaborer, mais aussi les importants liens qui unissent les milieux d’affaires de Paris et Santiago ont mis des freins à cette démarche historique.
Pour les familles et les associations mobilisées, l’objectif est clair. Selon l’Association d’ex-prisonniers politiques chiliens en France : « Cela représentera la reconnaissance internationale d’un droit à la justice que l’État chilien n’a pas toujours su appliquer. Pour notre association, dont les objectifs sont la vérité, la justice et la mémoire, ce procès récompense dix années de luttes. » [3] À leurs côtés, en tant que partie civile, outre les familles, on trouve la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et ses Ligues française (LDH) et chilienne (Codepu), ainsi que l’association France-Amérique latine (FAL) [4]. Ce procès sera assurément une nouvelle opportunité de renforcer les liens de solidarité des deux côtés de l’Atlantique afin d’appuyer, de manière unitaire, les mobilisations contre l’impunité et, aussi, de faire le lien indispensable avec les luttes sociales actuelles, dans un Chili transformé en laboratoire du néolibéralisme.