Certaines questions majeures semblent échapper au contrôle du “commun des mortels”. Comment emergent les préoccupations écologiques ? Qui décide de la production agricole ? Comment se formule le sort des biens communs ? L’histoire ne traite que rarement de ces sujets qui n’ont rien de hasardeux. En partant de ces réflexions, nous avons essayer de comprendre comment est réalisé au niveau international, le processus de remise en cause de certaines règles qui régissent le marché agricole d’après guerre.
L’utilisation du terme “règles” n’est pas sans fondement : le monde des trente glorieuses est un monde régulé par des institutions internationales qui fonctionnent de manière multilatèrale. Nous allons donc voir, que la stratégie utilisée passe aussi par un démantèlement de ces structures de décision. Ainsi, le nouveau consensus agricole mondial traverse une longue étape de destruction des structures qui ont permit la “révolution verte”. Rien d’hasardeux donc, à ce qui aujourd’hui semble préoccuper tant : biodiversité, biotechnologies, crises alimentaires et choix productifs sont determiner par des circonstances (de pouvoir de surplus) précises.
Le processus d’approfondissement de la marchandisation du vivant est avant tout un moment historique précis. Il faut en conséquence souligner ce qui fait la particularité des années 1980. D’abord, les années 1980 suivent la crise dans la production capitaliste qui survient dans les années 1970. Elles sont donc un moment de fortes restructurations matérielles accompagnées par des nouvelles formes de légitimation. Ainsi, les politiques néolibérales promues dans les années 1970 sont suivies par un effort de traduction en des termes juridiques. Ce niveau de transition et de changement, est suivi et nourri par un déplacement en termes de production de savoirs. Il y a en effet, un changement dans le mode de mobilisation de la science et de la technique, qui est de plus en plus privatisée et utilisée pour légitimer le fonctionnement économique choisi. Plus particulièrement les années 1980 sont surtout un moment de controverse sur les ressources génétiques dans le cadre d’une restructuration plus large de la production agricole. La période historique traitée implique donc un positionnement théorique : le moment étudié y est défini comme une situation de transition à plusieurs niveaux.
Mais le conflit sur les ressources génétiques est aussi une question qui s’inscrit dans une temporalité longue. Depuis la fin du 19e siècle, cette question préoccupe, puisqu’elle participe à des problématiques importantes comme le choix du mode de production et les équilibres géopolitiques internationaux. Les ressources génétiques sont centrales à l’agriculture, elles sont donc au cœur de la restructuration du marché en des termes compétitifs (1870-1930) : celui qui les possède a un avantage certain sur le marché international. Elles s’intègrent aussi parfaitement dans un monde qui s’industrialise de plus en plus (post-guerre) en adaptant à tour de rôle les techniques de conservation, la distribution internationale des tâches et la protection des inventions. Les ressources génétiques concernent tout autant les rapports de force internationaux que les structures de la recherche. Ainsi, il faut comprendre que ce qu’on appelle le conflit sur les ressources génétiques est une sorte de mirroir pour comprendre les changements dans les modes d’exploitation capitaliste, en extension les modes de production agricole, et en particulier les moyens technoscientifiques mobilisés. C’est par ce détour qu’il est possible de comprendre toute l’ampleur des enjeux des années 1980.
Pour rendre compte de la transition qui s’effectue dans les années 1980, nous avons focaliser sur l’analyse historique de la commission sur les ressources phytogénétiques de la FAO où se localise majoritairement le débat, et en axant notre recherche sur une trame particulière : l’origine et les causes de la division Nord/Sud. En effet, les grands changements en matière de législations internationales se font encore dans les Nations Unis, où les pays en développement ont un grand poids décisionnel. Leur positionnement est alors crucial dans ce conflit, où ils ont une parole particulière, puisque souvent ce sont eux qui détiennent la majorité de la diversité biologique de la planète.
A travers l’étude de l’histoire de la commission on comprend comment se structure le conflit sur les ressources génétiques. La commission est un forum dans lequel se constituent deux camps : celui autour des pays développés et celui autour des pays en développement. Les premiers veulent à tout prix anéantir ou au pire retarder et affaiblir le processus de mise en place du statut de bien commun de l’humanité pour les ressources génétiques (qui passe par l’engagement international et la fondation de la commission). Les pays en développement, eux recherchent un texte légal contraignant et une commission forte rapidement, puisque c’est cette structure qui leur permet d’exprimer leurs intérêts de manière équitable. Autour de cette division se construit aussi une relation tendue avec l’IBPGR (institution qui se veut technique et non politique, mise en place dans le cadre d’une agriculture dominée par les besoins des Etats-Unis) qui reçoit lui le soutien des pays du Nord. La commission pendant cette première phase essaye donc de mettre en place des instruments internationaux mais rencontre des difficultés internes (aiguisées par le positionnement sévère des pays développés) qui l’empêchent de poursuivre ses activités correctement. Cette phase se clôt par une victoire des pays développés qui grâce à leur pression convainquent les pays en développement de céder sur des points cruciaux de l’engagement (les droits des sélectionneurs) en échange d’un cadeau empoisonné “les droits des agriculteurs”. Celui-ci porte en lui les germes de la privatisation par le biais d’une nouvelle conception du pouvoir étatique au niveau international : la souveraineté nationale. De plus, son implémentation est dépendante de la bonne volonté des pays riches. En 1989 l’engagement est ré-interprété en ce sens.
Mais le calme relatif, un certain désenclavement des tensions dans un contexte où la division Nord/Sud n’a plus grand intérêt et un apaisement de la situation avec l’IBPGR, est suivi par une deuxième phase de pressions cette fois-ci internationales. A la fin des années 1980, apparaît dans le paysage international la puissante problématique de la diversité biologique dans la perspective de la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (CNUED), en 1992, et de la mise en place de la Convention sur la Diversité Biologique (CDB). Les tentatives de la FAO d’instituer ces propres mécanismes dans le domaine des ressources phytogénétiques sont progressivement mise à plat, par le bruyant passage des biotechnologies et de la perspective environnementaliste de traitement des questions des ressources. Les restructurations dans le domaine de la conservation, des DPI et des rapports de force internationaux ne permettent plus à la FAO de ne pas participer au processus de sa propre remise en cause. C’est pourquoi elle décide en 1993 la révision de cet engagement déjà faible juridiquement mais aussi matériellement, pour le rendre conforme à la CDB qui promeut la souveraineté nationale qui est absolument opposée au statut de patrimoine commun de l’humanité. Parallèlement il y a une totale restructuration des camps qui s’opposent, puisque se rangent avec la FAO tous les acteurs qui essayent de promouvoir une approche agronomique du traitement des ressources phytogénétiques. Nous avons là une transition claire dans une série de thématiques importantes qui reflètent la clôture de cette crise : la division Nord/Sud n’est plus fonctionnelle de la même manière, l’équilibre entre conservation ex situ et in situ change, la place de la FAO se modifie dans le paysage international et enfin la marchandisation du vivant s’approfondit en passant au niveau du gène.
Il y a donc deux processus en œuvre de manière parallèle qui permettent le déplacement des positions :
– L’arsenal, d’abord, des moyens mis en œuvre pour faire asseoir le statut de bien commun de l’humanité est médiocre. Plus en détail tant du point de vue juridique (l’engagement est dés le départ un instrument faible, mais en plus s’affaiblit dans la pression exercée par un certain nombre de gouvernements), que du point de vue matériel (la FAO a peu de moyens en général, et n’en reçoit pas de supplémentaires afin de pouvoir faire fonctionner la commission en elle-même, mais aussi les diverses actions décidées). Cet organe intergouvernemental a souvent une fonction proclamatrice. Les pays développés refusent d’accorder des moyens supplémentaires, et souhaitent une coopération accrue entre FAO et IPBGR (qui a beaucoup de savoir-faire au niveau de l’entraînement et des collections ex situ, ainsi qu’une assise déjà importante au niveau du réseau des banques de gènes, c’est-à-dire dans la possession d’informations), ce qui est inacceptable pour les pays développés, car il s’agit justement pour eux de faire partie d’un organe politique intergouvernemental et non pas de dépendre d’un réseau d’instituts qui est contesté dans sa gestion et qui en plus n’assume pas clairement ses fonctions politiques. Pour les pays en développement dans le cadre d’une asymétrie internationale il s’agit de retrouver une place dans les décisions politiques sur les ressources génétiques, domaine qui prend une valeur importante dans le cadre de la peur de l’érosion génétique, mais aussi dans une perspective de négociations internationales, où c’est une carte forte à jouer. Evidemment ces mêmes pays n’ont pas les moyens de financer la commission, ni ne peuvent obliger les banques de gènes qui s’y trouvent à y adhérer. Aussi, ils n’ont pas les moyens politiques de contrebalancer totalement les positions prises par ces pays qui détiennent un gros savoir-faire technique.
– Aussi, mis à part cette configuration décisionnelle et d’implémentation de la structure intergouvernementale, un autre paramètre vient intensifier les rapports de forces qui existent dans cette structure. En effet, les biotechnologies et les nouvelles applications qui voient le jour en particulier pour l’agriculture viennent rajouter des enjeux au niveau de la question de la propriété intellectuelle. Donc, ce nouveau domaine de connaissances avec ces manières de fonctionner qui lui sont propres (un marché biotech très « prometteur » couplé à un besoin de sortie de la crise des industries traditionnelles) cherche à s’investir dans la question des ressources génétiques. Pour se faire, il veut d’une part garantir l’accès à ses ressources tout en les transformant en des matières premières qui peuvent être ainsi commercialisables. La pression de la concurrence internationale, mais aussi tout un panel de préoccupations environnementales en rapport avec l’effet des biotech’s fait que la commission doit s’investir dans cette problématique (tant du point de vue, des nouveautés scientifiques que celles-ci induisent : appréciation des risques, etc. que du point de vue de garantir pour ce marché l’accès à ces matières premières). Les biotechnologies agissent ainsi en détonateur qui exacerbe les tensions d’ordre économique mais qui par ailleurs fait entrer en jeu la problématique environnementale. Cette même problématique est celle, qui venant de l’extérieur (ce n’est pas le domaine de la FAO) permet de légitimer l’entrée en renégociation de l’engagement et des statuts de la commission. La commission en 1995 change de nom et s’occupe désormais de toutes les ressources génétiques, devient ainsi plus générale.
L’approche environnementale devient dominante à partir de la fin des années 1980. Elle participe ainsi à une transition extrêmement importante car il y a véritablement une autre appréhension de la nature qui émerge, en rapport avec la manière avec laquelle la nature est mobilisée dans ce cadre : son utilisation et son utilité est définie différemment. Il y a clairement un accent qui est mis sur le gène et sur la conservation de tout l’écosystème, car tout devient potentiellement intéressant, à des fins aussi économiques. Ce processus de restructuration affecte aussi la division internationale du travail où se sont désormais des grandes alliances d’entreprises multinationales qui agissent dans le marché. Le besoin de breveter pour ces nouvelles industries est crucial afin d’augmenter le retour à l’investissement. Il y a donc une perte de la vision agronomique, une remise en cause de la manière de faire liée aux sélectionneurs, à cause de l’irruption de nouveaux produits. L’approche environnementale permet ainsi la production d’arguments de légitimation de l’utilité de ces nouveaux produits proposés dans le marché.
Les raisons de la domination de ces perspectives se trouvent du côté des repports de force internationaux : il n y’a pas de possibilité de consensus par une confrontation rationnelle d’arguments scientifiques. Car déjà, il n’y a pas de recherche de consensus, mais un essai d’anéantissement du conflit par la victoire de la privatisation, ce qui correspond exactement aux nouvelles donnes, à une nouvelle période internationale. Plus spécifiquement, les décideurs impliqués dans les débats ne représentent pas une communauté épistémique en général mais une position politique définie, en tant que représentants de gouvernements. C’est pour cela que nous pouvons affirmer que le conflit sur les ressources phytogénétiques dans les années 1980 et en extension le processus de marchandisation du vivant contemporain n’est une affaire de science qu’en apparence, derrière se cachent des décisions politiques majeures.